Seigneurie ou maison noble
Pré-Clos
TRÉAL
56140
Morbihan
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L'AFF4IRE DU PRECLOS (Source aventures de guerre civile par Le FALHER) (Juin 1791). Il est bien certain qu'au presbytère de Tréal ( quatre-vingt-neuf apporta deux révolutions au lieu d'une. Tout perdu que soit, en effet, Tréal au milieu des landes morbihannaises, du côté de Malestroit et de Rochefort, les idées du jour n'y avaient pas moins pénétré, je ne sais par quels chemins de traverse, et si le recteur, Yves Priellecy demeurait fidèle au passé, par contre le vicaire Michel Robin (3) exploitait à pleine tête les nouveautés du présent et celles plus alléchantes encore de l'avenir. A prêtre blanc, prêtre bleu la voilà bien la Révolution qui nous venait de Paris en droite ligne. Mais il y en avait une autre, pas parisienne du tout, uniquement du terroir, confinée dans les limites de Tréal, très bornée par conséquent, et par conséquent encore très passionnée et très tapageuse. Car, quand je dis de Michel Robin qu'il s'orientait vers l'avenir, il faut me comprendre. Evidemment le vicaire Michel laissait à d'autres le rêve des honneurs ecclésiastiques, privilège de la tremblante vertu. D'intelligence plutôt courte, original et entêté, il jugeait plus profitable ce qu'il possédait présentement, terre-à-terre sans doute, mais pratique. Or l'ancien régime lui enlevant son bien, nous allons le voir tout-à-l‘heure, il estima pouvoir le reprendre à l'aide du nouveau, et voilà justement la petite révolution dans la grande, le quatre-vingt-neuf tréalais qui se greffe sur le quatre-vingt-neuf parisien. De singulières choses se préparent dans la paroisse de Michel Robin, le vicaire, et de Yves Priellec, le recteur Nous sommes à la grand'messe de la Toussaint 1789. Priellec est en chaire et il annonce à ses ouailles que, par autorité de Mgr Amelot évêque de Vannes, messire Jacques-Marie Daniel venait d'être nommé curé, c'est-à-dire vicaire de Tréal. Alors, que devenait Robin ? Robin était par terre, culbuté à l'improviste d'un seul coup, qui en aurait tué un autre, mais qui ne fit que l'étourdir, lui, tête dure ou sans tête, ce qui souvent devrait être synonyme. Car, chose rare dans son existence, il se prit à réfléchir, et ayant calculé qu'il était du pays, que sa famille avec son entourage d'amis et de serviteurs y formait un clan nombreux, que ce nombre lui donnait de l'influence, il se vit fort et jura qu'il ne se laisserait pas faire. On s'en aperçut bientôt. Le dimanche suivant, en effet, toute la paroisse remplissant l'église, Michel Robin, sans plus se gêner, s'empare de l'étole pastorale et, grimpant en chaire hors tour, convoque le général pour une réunion urgente. Ebahissement tréalais. Comment ! Ce n'est plus le recteur qui maintenant nous ras semble, c'est notre ancien curé ! et qu'est-ce que cela veut dire ? Patientez, bonnes gens, Michel n'est pas assez malin pour vous le donner à entendre, il va vous le déclarer crûment, comme il pense. Chasser de son église et de son presbytère, tout de suite, le bonhomme Yves Priellec en compagnie de son vicaire Jacques Daniel, voilà ce qu'il veut et c'est tout. Le général s'offusque de l'outrecuidance, répond qu'il n'a pas à entrer dans ces compétitions et refuse net de jouer le rôle de gendarme qu'on lui demandait ; il sort de l'église. Et telle fut la scène qui se déroula à Tréal le dimanche qui suivit la fête de la Toussaint, en la première année de la Liberté. Pour un avatar, c'en était un et de qualité. Michel Robin en conçut une immense colère. Alors comme il ne se déconcertait pas aisément, comme il était ingénieux et fertile en ressources, il se dit bravement que, ne pouvant triompher de ses ennemis par la force, il arriverait bien à les réduire par la ruse. Quelle ruse ? Les empêcher d'exercer leur ministère. Donc à partir de ce jour, le pauvre Priellec ne put laisser tomber la moindre syllabe dans son église. Chaque fois qu'il y voulait ouvrir la bouche, le terrible Michel se dressait tout debout devant lui et agitant des paperasses, comme le duelliste une épée, réclamait, au nom de la loi, le droit de lire au peuple les décrets de l'Assemblée nationale. Sermons, prônes, annonces, l'infortuné recteur avait beau chercher toutes les occasions de prendre la parole, s'ingénier, s'évertuer à glisser son petit mot, le belliqueux Michel était là en façade « Taisez-vous, j'ai un décret en poche »; et il l'exhibait, et il lisait. Pour dire vrai, je crois bien que la prose de Michel n'était pas toujours administrative et que plus d'une fois il la trouva dans ses tiroirs ; au reste personne jamais ne s'en aperçut. On va penser naturellement que ce stentor en soutane avait mandat pour accaparer ainsi le verbe, qu'il était nanti de quelque fonction pour se donner le prétexte d'une éloquence à jets si occlusifs. Pas du tout ; Michel n'a de galon que celui qu'il prend. Que voulez-vous qu'il soit dans la commune ? Appariteur, il n'en exista jamais à Tréal ; maire, il n'en existe pas encore. Les Tréalais ont oublié, ou différé, ou négligé de l'élire, ce qui faisait admirablement l'affaire de Michel et lui permettait toutes les irruptions dans le domaine de l'administration et du bavardage. Pourtant cette situation ne pouvait s'éterniser. Il faudra bien, un jour ou l'autre, se donner un premier magistrat, et Michel y songeait. Un maire, se disait-il, c'est très bien mais si ce maire-là n'est pas moi? Le mieux serait peut-être que j'en choisisse un de mon goût. C'était vers la fin de février 1890. Un beau matin les gens de Tréal apprirent que leur commune avait un roi, ni plus ni moins que les communes voisines, que Michel Robin, trouvant trop long l'interrègne, s'était adjugé la couronne et en même temps un conseil suivant son cœur. Cela se fit en un tour de main : pas une protestation. Les Tréalais, gens simples, crurent que l'écharpe municipale, la ceinture » suivant leur expression, rayonnerait mieux autour des reins de Michel qu'au clou de la mairie dans la poussière, et ils accueillirent d'une âme sereine ce petit coup d'état délicieusement villageois. S'ils ne voulaient pas de maire, voilà néanmoins comment ils en trouvèrent un. La prise de possession est du 1er avril, et elle se fit sacerdotalement à l'église. Ce jour-là, pendant la grand'messe dominicale, le nouveau magistrat se manifesta du marchepied de l'autel à ses nouveaux administrés et prononça haut et ferme le petit discours suivant « Sachez, dit-il à ses compatriotes, que je suis le chef de la paroisse, le maître à tous, « même à vous, recteur. » C'est bref comme d'un conquérant et ce « même à vous dissimule d'insondables profondeurs. « Maintenant Michel Robin crût posséder l'étole parce qu'il a saisi l'écharpe, il réduit sous sa magistrature unique la mairie et l'église; il a réglé, comme personne jusqu'ici. la querelle du sacerdoce et de l'empire dans cette guerre fameuse où, si Priellec tenait du pouvoir religieux, lui du moins ne représentait guère les droits de l'autorité civile. « C'est fini. Michel l'a déclaré, il est le maitre de Tréal : au premier rang partout et même au second quand il se l'adjuge. Rien ne se décide que par lui; pas une mesure qui lui échappe, pas un arrêté qu'il ne signe. Que Priellec annonce une procession, Michel en proclame une autre ; et, si Priellec se met en route, Michel intervient, saisit la croix et conduit les processionneurs où bon lui semble. Les assemblées ou pardons de ce pays aux apparences si antiques se transformaient toujours en désordres du Nouveau-Monde : barriques coulant à flots pendant les offices, rixes bruyantes, luttes sauvages, sang versé, un massacre des innocents, que Priellec abolit et l'on crut généralement qu'il n'avait pas tort Michel lui se rebiffa ; les assemblées, il leur trouvait le caractère gai et les raisons de leur suppression lui parurent précisément les vrais motifs de leur rétablissement. « Mes frères, disait Priellec à ses ouailles, nous n'aurons pas dimanche prochain notre pardon de Saint-Fiacre. — Certainement, si nous l'aurons, protestait Michel : je vous jure qu'il aura lieu. » Il eut lieu en effet, et ce fut un bon tour de Michel à son recteur. Car le samedi qui précéda la fête, il enleva tous les vases sacrés de l'église, et les transporta à la chapelle du pardon, de sorte que les prêtres, ne pouvant plus dire la messe dans la paroisse, à moins d'aller à Saint-Fiacre, furent contraints pour la célébrer de se réfugier ailleurs . Pendant ce temps-là Michel triomphant présidait l'assemblée, et le soir venu, pour se récompenser de son geste, s'attribuait le gros morceau des offrandes. Ainsi depuis la Toussaint de 1889 se déroule la vie agitée des Tréalais ; la grande révolution de Paris les intéresse bien moins que la petite révolution de leur village. Très tard l'administration civile finit par s'en apercevoir ; et au mois de septembre 1890 seulement, exactement le 23, le district de Rochefort appela à sa barre tous ces vaillants guerriers qu'une bataille de dix mois n'avait pu réduire. Ils vinrent, sentant la poudre, et, tout de suite qu'il les vit, le Directoire comprit la vraie cause de leur lutte : « Robin a tort, « Écrit-il, son zèle est outré, c'est un homme qui annonce une grande simplicité pour ne rien dire de plus.» Il est fou, on ne pouvait mieux dire que Michel avait la tête fêlée. Evidemment il est fou et cela explique l'abstention de l'évêque Mgr Amelot dans cet homérique conflit, le cas ne relevant pas de lui, mais du médecin. De nos jours il aurait fallu hospitaliser Michel ; seulement en 90 les maisons d'aliénés n'existaient pas encore, du moins en Morbihan. Tant pis, car les fous frappent, si on ne les ligotte pas, et, Priellec battu, les coups de Michel pourraient bien s'adresser à d'autres. Tout près de Tréal, il y a le Préclos ; le Préclos, un château, trois bâtisses. Deux pavillons bas à un étage, soudés l'un à l'autre au petit bonheur, l'un avec ses deux fenêtres par devant, l'autre avec les deux siennes par derrière, une porte ici, une porte là, pas davantage, et puis de gros œils-de-bœuf qui trouent les murs gauchement et, par-dessus, deux toits qui les coiffent, hauts, bossués, semblant céder sous le poids d'un ciel trop lourd. C'est le vieux Préclos. L'aspect en est minable et le Pré-Clos neuf, posé tout à côté, en fait ressortir encore la décrépitude : une grande maison blanche qui s'allonge là en angle, régulière, bourgeoise, laide. L'ensemble parait tout ce que l'on voudra. On dirait plutôt une ferme mal ajustée, si de grandes prairies ne l'enveloppaient en pelouses et si de grands arbres ne se dressaient à l'entour, noire armée protégeant son maître. Au moins par son cadre lePréclos a-t-il quelque air de gentilhomme. D'ailleurs la noblesse d'un logis ne lui vint que de ceux qui l'habitent et les de la Ruée qui demeurent ici sont-ils de vraie bonne souche de Bretagne ? Quelle couronne ils portaient à leur blason, peu importe ; le temps ne leur prodigua pas l’or; en passant, il ne leur laissa que la vertu. Rien de plus estimable que cette famille, rien de plus vénérable que le vieux comte Joseph qui alors en était le chef. Ancien président de la noblesse, ancien commissaire des États de la Province, il n'était personne qui ne le connut dans les sept évêchés et qui ne lui portait le respect que méritaient et son nom et son caractère . Quand les affaires de Rennes, au commencement de 89 eurent mis les têtes en l'air et les nobles en danger, le comte de la Ruée vint s'enfouir dans son castel du Préclos. Là sa bonté pour tout le monde, son esprit familial, sa loyauté et sa franchise lui eurent bientôt constitué une sorte de suzeraineté dont il pouvait justement être fier. Il avait deux filles mariées dans le voisinage, deux autres enfants, dont l'un vivait rarement près de lui ; toutes ses alliances, tout son parentage couvraient le pays, et cela formait comme un petit royaume dont les manoirs, mieux encore que les chaumières, acceptaient le sceptre intelligent et affectueux. Oubliait-il, le comte Joseph, dans le grand calme des champs silencieux le bruit de sa longue vie agitée ? Maintenant son existence s'en allait-elle sans trouble à côté de cette tempête qui passait autour de lui, emportant les hommes et les institutions de son pays? Non, le Préclos n'était pas devenu un ilot de paix au milieu de la mer agitée, et la Révolution y avait pénétré avec le vieux président, au fond de son cœur, où il la tenait cachée sous des amoncellements de haine. Telle est la ténacité de l'antipathie chez les vieillards, comme celle du lierre quand il s'accroche aux vieux murs. Une idée s'était enracinée en lui, qui avait grandi et qui désormais l'absorbait tout entier : le souci des privilèges de son ordre. Ardent partisan des libertés bretonnes, il était plus encore intraitable sur la question de ses prérogatives nobiliaires, de ses franchises seigneuriales, des droits de sa personne et de ses biens ; le 4 août n'avait pas de plus intransigeant ennemi. Et ce qui l'exaspérait, c'était les prétentions de cette petite bourgeoisie avocassière des villes, pateline jusque-là, vaniteuse et pleine d'audace désormais, jouant à elle seule le rôle du peuple, irritant ses passions, le saturant de promesses, assez heureuse pour lui faire croire que leurs intérêts étaient communs et que c'était lui qui avec elle et par elle montait vers ces hauteurs d'où l'aristocratie dégringolait si rapidement. Le comte de la Ruée avait la hantise du mépris pour les bourgeois. Il avait peur aussi des campagnards, braves gens sans doute, mais emballés et trop crédules. Plus de dîmes, on le leur avait dit, et ils refusaient de les payer ; plus de droits féodaux, on en avait voté la suppression, et ils s'emparaient des terrains vagues, abattaient les bois et les clôtures, pénétraient dans les châteaux, maltraitaient les nobles ; on parlait même de pillages, d'incendie. Il y avait des excitations malsaines, oeuvre d'inconnus à mine mauvaise qu'on rencontrait dans les foires et dans les assemblées. Le vieux comte, qui était venu chercher sa sécurité au Préclos, tremblait d'y voir pénétrer les bandes sauvages des guerriers de la liberté nouvelle. Alors il songea à résister aux bourgeois et à se défendre des paysans. Le moyen ne lui parut pas difficile : grouper quelques-uns de ses fermiers, les encadrer avec ses parents du voisinage, leurs amis et toute leur domesticité : cela formerait une petite armée, qu'il munirait d'armes, dont il serait le chef, avec le Préclos comme arsenal et forteresse unique. Le plan fut agréé. Voici donc le silencieux castel des de la, Ruée qui bientôt se remplit de bandes aristocratiques accourant de toutes parts ; le jour et la nuit, c'est par les chemins qui y mènent, dans ses cours, et dans ses salles un va-et-vient continu. On dirait d'une caserne avec les uniformes en moins, la distinction des personnes et le fourmillement des femmes en plus. Oui, une caserne, et même un factionnaire à la porte. Seulement le factionnaire est invisible et personne ne soupçonne qu'il est là et qu'il s'appelle Michel Robin. Or, le 5 septembre 90 une lettre parvint au district de Rochefort datée de Saint-Jacut dans le Morbihan et portant en tête ces deux mots d'aspect policier : avis patriotique. Elle était ainsi conçue :,( Le bruit public annonce une grande agitation parmi les ci-devant nobles de notre quartier. On remarque, dit-on, beaucoup de concursations de jour et de nuit, des conférences entre eux secrètes et cabalistiques, des assemblées même chez M. de la Ruée du Pré-Clos, en la paroisse de Tréal, où paraît le chef-lieu du rendez-vous. Au reste je ne suis que le délateur des bruits publics. Vous en ferez le cas que vous jugez qu'ils méritent et suis avec respect, etc... — Signé Dugué, procureur de la commune . Voilà un procureur comme on n'en rencontre pas tous les jours. Il écrit en latiniste qui sait ce que sont des « concursations » et en savant qui se perd dans le sens de « conférences cabalistiques ». C'est un précautionneux, n'oubliant pas de se donner le brevet d'honnête citoyen, pas espion du tout, mais simplement « délateur des bruits publics, ce qui n'est pas la même chose. Homme étrange que ce Dugué vivant loin de Tréal et si bien au courant de ce qui s'y passe ! d'où lui viennent donc ses renseignements ? Que les nobles de Saint-Jacut s'agitent ou même ceux des paroisses voisines, non, il n'y parait pas, et Dugué qui l'écrit se trompe à moins qu'il ne mente. Mais, s'il se trompe, que ne se renseignait-il, et, s'il ment, quel est son but ? Je remarque ceci : que Dugué est prêtre, comme Michel Robin, et, comme lui aussi un anormal, tête faible, féru d'idées nouvelles, sans le jugement qui en discerne les justes limites, disposé à tout entreprendre pour n'avoir rien à sacrifier, un partenaire de Michel dans le jeu qui s'engage. Tous deux se connaissaient. Dugué savait tout de la conduite de Robin qui pour lui n'était pas scandaleux et il n'ignorait rien des complots de la Ruée qui avec lui ne se discutaient plus. Son amitié pour son confrère ne pouvait qu'exciter son animosité contre les châtelains. Tout cela est incontestable. Je ne veux pourtant pas conclure. Je ne veux pas dire que Dugué fut poussé en avant par Robin, la complicité n'étant pas certaine ; il me suffit de mettre l'attention en éveil. Or la lettre de Dugué jeta l'émoi dans le district de Rochefort, qui en délibéra et, comme il fallait s'y attendre, demanda des renseignements au maire de Tréal. La réponse est du 18 septembre 1790 : « Messieurs, M. de la Ruée a chez lui presque continuellement MM. de Castellan, Guiton, ses gendres, M. de Lorgerais son frère et de plus son beau-frère M. de Pommery, de Pornmery et autres qu'on ne connaît point ; mais surtout Botmon de Carentoir et Julienne de Réminiac y sont depuis plus d'un mois. On les voit quelquefois au nombre de huit ou neuf ci-devant gentilshommes et à peu près tous leurs domestiques. Ils ne menacent personne que notre municipalité. Ils ont des fusils, les uns disent plus de 20 ou 30, d'autres me les ont fait monter à plus de 200, mais personne qu'eux n'en sait rien au vrai. Ils chatouillent le voisinage en ne leur refusant aucun plaisir. M. de la Ruée dit qu'il est né noble et qu'il mourra noble, que sa tête serait plutôt tranchée, qu'il ne paierait un seul sol de ses cotisations. Voilà ce que j'ai pu apprendre jusqu'à présent. Je suis, etc. — Signé : Robin, prêtre, maire de Tréal » Comme Michel dut rire en apposant sa griffe au bas de cette page coquine. Ah ! vous le cherchez ce complot que mon ami Dugué vous dénonça ; tenez le voilà, et les conjurés et les armes et les nobles enragés et les machinations ténébreuses. C'est effrayant, mais n'ayez pas peur, les coups ne seront que pour moi, Michel ; ces honnêtes bandits ne menacent personne excepté notre municipalité. Et Michel se voyait l'écharpe aux reins et l'étole au cou, sans rien craindre, ni de la Ruée ni de Priellec et il devait bien rire de ses petites machinations. Car d'imaginer en tout ceci une Saint-Barthélémy quelconque, une campagne secrète contre le gouvernement nouveau, Michel n'y pensait guère, assez fou sans doute, mais trop borné de toute manière pour en concevoir l'idée. Tréal, sa chère personne, il s'arrêtait là et cette affaire qui débute avec tapage ne se présentait à lui que comme une vulgaire querelle campagnarde, une dispute personnelle et banale pour les honneurs de la mairie. Quant à l'Administration de Rochefort, tout d'abord son embarras fut très grand. Elle pousse plus à fond son enquête, ce qui ne diminue en rien ses ennuis. Les uns lui rapportent que M. de la Ruée est hanté de la frayeur des paysans, les autres lui racontent qu'on supposait à ce Monsieur de mauvais desseins ; en somme le district n'apprend rien, il hésite : faut-il tranquilliser de la Ruée qui comme citoyen est sous la protection de la loi, ne faut-il pas prendre contre lui les mesures qu'exige la sûreté publique ? Bref, incapable de se décider, Rochefort s'adresse à Vannes, mais c'est une spécialité de cette époque, qui n'a pas de chemin de fer, que les nouvelles aillent vite et prennent en voyageant de fantastiques proportions. Le bruit donc courait déjà que le Préclos allait marcher sur Rennes, que les paysans feraient cause commune avec lui et traiteraient sans pitié tous les amis de la Constitution. Ploêrmel l'avait appris, s'en était ému, avait averti en toute hâte la municipalité rennaise et expédié vers Tréal un commissaire discret pour interroger les gens et se rendre compte avec prudence des événements qui se préparaient. Ploêrmel traite peut-être les choses à rebours et, avant d'avertir, aurait mieux fait de s'informer. « Rendu au bourg de Tréal, écrit l'envoyé, j'y ai trouvé la Municipalité et le Conseil Général assemblé, et leur ayant fait part des détails de ma commission, ils m'ont presque tous dit que le sieur du Préclos avait réellement une fabrique de balles, qu'il s'y était rendu plusieurs gentilshommes les temps derniers, mais qu'il n'y avait actuellement au château pas plus de huit maîtres. Ils m'ont dit de plus qu'il y avait au moins 50 armes à feu et un très grand nombre de sabres et d'épées et que tout cela était caché dans le château pour attendre (dirent-ils) l'ennemi. Ils ont fait monter jusqu'aux mansardes plusieurs pierres d'une grosseur énorme. Enfin le sieur du Préclos a dit qu'il ne ferait aucune déclaration patriotique et qu'il brûlerait le premier qui lui en parlerait... Le maire de Tréal m'a encore dit avoir su de personnes très sûres qu'il y avait une correspondance si forte chez le sieur de la Ruée qu'il eût dû avoir un imprimeur... J'ai promis le secret à la municipalité de Tréal. Vous ferez plaisir à tous ses membres de ne les pas faire connaître, parce que, disent-ils, ils craignent le sieur du Préclos qui avec ses associés les menace de tuer les municipaux et de brûler le maire. Ce propos est du maire même. Ploêrmel immédiatement communique cette lettre à Vannes en sorte que de toutes parts le département est renseigné. Toutefois personne ne remua ni un garde national ni un troupier. Vannes répond aux missives, conseille de veiller à la tranquillité publique et ayant averti Rennes et Nantes ne s'occupe plus de M. de la Ruée du Préclos. Pourquoi donc? tout simplement, je pense, parce que, sur ces entrefaites, le 23 septembre, Michel Robin en compagnie de son ancien recteur Yves Le Priellec avait fait à Rochefort le voyage que nous savons, où les administrateurs constatèrent que l'ex-curé était un malade. Dès lors conclure à l'exagération s'imposait et le grand tapage de Tréal se ramenait aux proportions plus vraisemblables, d'une bataille livrée autour d'une écharpe. L'affaire du Préclos, n'ayant plus d'intérêt général, tomba, il n'en fut plus question. Vraiment M. de la Ruée avait de la chance, Il en abusa. Quelque bon joueur que l'on soit, c'est une imprudence de mettre cartes sur table, et le vieux comte n'avait pas tous les atouts dans son jeu. Alors, pourquoi se découvrir ? Car imprudent, bavard, hautain, il l'avait été et il continua de l'être. Je ne le vois pas discuter à l'autoritaire Michel ses prérogatives municipales, mais, à cette exception près, tous les torts qu'il s'était donnés, il les renouvelle, en les aggravant, avec des allures qu'on jurerait inconscientes. Vraiment quand on conspire il faut savoir conspirer et M. de la Ruée n'en avait jamais appris l’art. Je copie les lignes suivantes dans un manuscrit de l'époque : « Pendant le reste de l'hiver et l'été qui suivirent, les événements politiques marchèrent rapidement. Le parti de la Révolution prenait de l'audace... l'agitation régnait partout dans les villes comme dans les campagnes. Le Tiers-Etat ou la bourgeoisie tenait déjà des conciliabules et formait des espèces de clubs qui s'entendaient avec les meneurs de Paris. La noblesse de son côté ne restait pas inactive et se réunissait aussi dans les châteaux pour organiser les protestations et les moyens de résistance. « Les réunions du pays de Ploêrmel avaient lieu au Préclos, en Tréal, chez M. de la Ruée, ancien officier d'une grande bravoure, mais n’ayant rien de ce qui caractérise un chef de parti, surtout pour l'organisation secrète. » Ces lignes, qui sont de M. Armand de Gouyon, Gentilhomme familier du Préclos, n'ont pas besoin de commentaires (1). Avec une insouciance absolue du danger, parfaitement caractéristique de la race, mais maladroite jusqu'à l'enfantillage pour le but à atteindre, tous les habitues de Tréal continuèrent d'y affluer comme si rien n'était, parents, alliés, amis, ceux-ci du voisinage, de Caro et de Saint-Martin, de Ruffiac et de Carentoir, ceux-là de bien plus loin, de Glénac et de Redon, de Monterrein et de Ploêrmel, et jusque de Saint-Just et de Sixt en Ille-et-Vilaine. On en compta, certains jours, plus de cent à la fois, sans parler des femmes et des enfants. Les paysans fournissaient la nourriture ils amenaient du bétail qu'on abattait sur place. Le gîte se prenait comme on pouvait entre les murs étroits du vieux castel et dans les appartements plus spacieux du manoir nouveau. On se serrait, on s'entassait et, la place venant à manquer, « où voulez-vous que je dresse les lits ? demanda une fois le valet de chambre. — N'importe où, répondit le comte Joseph, mettez-les dans les granges, mettez-les dans la cour. Es dormiront bien Partout Véritables assemblées foraines, que ces réunions de Tréal où l'on arrivait charretées, d'où l'on partait de même, des familles entières avec la domesticité et des armes et des munitions. Et ce qu'il y a de plus drôle, c'est qu'on y complotait. Des précautions nos conjurés en prennent à leur manière : quelques gardiens sur les routes comme des sentinelles, qui ont ordre de regarder et défense de tirer , deux ou trois personnes sûres des villes voisines qui avertiraient en cas d’alerte , les serviteurs fidèles dont la vigilance ne sera pas surprise ; rien de plus Est-ce qu'on n'a pas le droit de se voir et de s'entendre ? N'est-on plus la noblesse du pays, et, si les titres sont tombés, est-ce qu'ils n'en imposent pas encore ? Pauvres gens ! fatuité et illusion ! Le bruit qu'ils font trouve des échos retentissants, les conversations qu'ils tiennent sont le secret du district entier. Tout seuls dans leurs salons le soir, au milieu des campagnes agitées, avec les nouvelles effrayantes des crimes aux détails sanglants et les transformations politiques, qui bouleversent l’intimité de leur existence, châtelains, châtelaines, enfants, domestiques s'apeurent. Ils tremblent sous le manteau de la cheminée ; la solitude les inquiète ; ils se sentent trop manquer d'appui. Mais, le jour, quand réunis sous un toit étranger, nombreux, ragaillardis par les forfanteries et les propos joyeux, ils ne se trouvent plus abandonnés, ils se comptent, ils se voient forts ; alors la peur s'enfouit au fond de leurs âmes, ils redeviennent expansifs, et ils causent en bravaches : « Allons donc, qu'ils y viennent ! Quand ils seraient quatre cents, que pourraient-ils contre des hommes comme nous, abrités derrière des murs Voilà ce qu'ils disent entre eux quand ils ne se répandent pas bien davantage. Un jour, le long de la grande avenue qui descend du Préclos, le comte Joseph reconduisait un visiteur, M. Houeix, vicaire de Saint-Nicolas du Tertre. Les deux hommes s'avançaient lentement, à petites poses, et causant si bas que le bruit de leur marche dans l'herbe étouffait presque celui de leur voix retenue. Par intervalle ils s'arrêtaient, l'abbé tête basse, le comte animé, avec de beaux gestes d'affirmation et de puissance. Et longtemps ils s'en allèrent ainsi sous les grands arbres, le prêtre et le vieux président, celui-là qui surtout écoutait, et celui-ci qui, emporté par l'obsession sans trêve de son âme, laissait échapper le trop plein de ses affections et de ses haines : « Oui, murmurait-il, oui, j'en suis certain, le temps viendra où notre parti aura l'avantage, Vous entendez, l'abbé, notre parti ; la nécessité amènera son triomphe. Il suffit de tenir ferme, pour que nous rentrions dans nos droits ; les paysans alors baiseront les boucles de nos souliers. » Les deux hommes se séparèrent en se serrant la main ; surtout du silence, recommanda le comte — Je crois bien, répondit le prêtre, j'ai le même intérêt que vous à garder le secret Ni l'un ni l'autre ne se turent. Ce malheureux complot de Tréal, les passants en emportaient chacun une pièce qu'ils jetaient comme en s'amusant à la curiosité attentive des administrations et du public. Il vint un temps où amis et ennemis s'en inquiétèrent. « Le commandant des dragons de Ploêrmel, écrit M. de Gouyon, reçut l'ordre de surveiller les réunions du Préclos. Or l'émigration n'ayant pas commencé, les officiers étaient encore pour la plupart des membres de la noblesse ou des gens bien intentionnés pour le parti du roi. Un officier s'empressa donc de faire prévenir M. de la Ruée, invitant à faire cesser les réunions pour lui éviter des procédés fort désagréables. Cet avis indirect, partant d'un cœur noble et généreux, ne fut pas pris en très bonne part au Préclos. On convînt de continuer les réunions et de s'y rendre en armes afin de repousser au besoin la force par la force. C'était une folie. Mon père qui y fut plusieurs fois comme les autres, ainsi que son frère le chevalier, en jugeait ainsi et ne le cachait pas à ces dames. L'autorité se lassa enfin d'entendre parler des mesures de résistance que l'on prenait au Préclos Elle avait bien raison : d'autres auraient eu moins de patience. C'est d'abord la municipalité de Malestroit qui part en guerre : elle fouille les châteaux voisins, elle s'empare des armes qui s'y trouvent ; elle bat la plaine, à la façon d'une chasse, pour traquer le gibier et le rabattre au point convenu où le fusil l'achève Nous sommes à la fin de juin 91. De mauvaises rumeurs circulent tout à coup que le roi en fuite a été arrêté et ramené à Paris, que ses amis trahissent la France et que l'étranger va l'envahir. Immédiatement et sans doute parce qu'il ne fallait pas remuer, mais se terrer et se taire, nos hommes du Préclos décident qu'à l'occasion de la Saint-Pierre, le 29, ils tiendront de solennelles assisses, qu'ils passeront comme une pompeuse revue de toutes leurs forces embrigadées. Et ils firent comme ils avaient décidé. Dès le dimanche 26 les plus pressés arrivaient à Tréal : M. de Castel, M. de Boisbaudry; M. de la Bourdonnaye, M. du Vergier ; le 27 et le 28 il en arriva encore : MM. de Castellan, d'Allérac, François de la Ruée, de Quéhéon, de Kersauzon ; au jour fixé, il y avait toute une armée : Kerhaud, la Beraye, Por-caro, la Boissière, Montméjan, Guérif, de Boisjean, etc., etc., il en était venu de partout, jusque de Maure et de Pipriac ; on n'en avait jamais tant vu. La messe est dite le matin ; après cela, dans le désœuvrement de la journée, amis et connaissances se livrent à d'interminables conversations dont les mauvaises nouvelles faisaient tous les frais, suivant la coutume le roi prisonnier, le peuple mécontent, les campagnes ploérmelaises hésitantes. Le château de Coétbo, dit-on, doit être brûlé ces jours-là ; M. de la Villeblanche, de Carentoir, raconte-t-on, a été volé et maltraité avec un raffinement inouï de barbarie sauvage. Chacun apporte son contingent d'épouvantes, et, bien qu'un fileur de laine de Malestroit, nommé Bousso, soit venu annoncer qu'il n'y avait rien à craindre, personne n'est tranquille ; il n'y a que les apparences qui le soient. Cependant les domestiques, dans la cuisine où ils sont maîtres, s'amusent et jouent aux cartes .Seul le vieux comte de la Ruée étale un sang-froid admirable. C'est un général paisible à qui la victoire sourit la veille de la bataille ; il calme, il distribue à droite et à gauche la confiance dont il est plein, il affirme que les Anglais sont descendus en Bretagne, qu'ils ont pris Saint-Malo et Dinan, que la noblesse n'avait rien à craindre, qu'elle reprendrait le dessus, et que, si le Préclos était attaqué, on saurait bien s'y défendre . Bonne âme que le comte Joseph, très droit et de cette simplicité qui chez tant d'hommes ne s'arrête pas aux contingences, un résultat espéré étant toujours pour eux un résultat acquis. Le soir, quand vint le moment de se séparer, un orage formidable éclata Quelques-uns des conjurés eurent peur et demeurèrent Tréal ; les autres, telle une nichée d'oiseaux surprise, s'envolèrent par tous les chemins et eurent bientôt disparu. Il était temps. Les derniers venaient de partir, neuf heures sonnaient, lorsque le métayer du Portail de Ruffiac, Pierre Gilard, pénétra au château : « Prenez garde ; voici que la troupe arrive )) Au même- moment la servante de M. de Julienne, qui s'était renseignée on ne sait où, accourait elle aussi, et annonçait que des commissaires de Rochefort, avec des soldats de Walsh, étaient en route pour Tréal . Premiers cris d'alarme. Est-ce qu'à cette dernière minute, on voulut bien croire au danger, quand la partie était déjà irrémédiablement perdue '? Je n'oserais trop l'affirmer, car le calme n'est pas troublé au Préclos, personne ne s'enfuit. Les consciences y seraient-elles à l'aise ? Ces messieurs disent à qui veut les entendre qu'ils ne redoutent ni la troupe, ni la garde nationale, mais seulement les brigands, et pendant que chacun gagne son gîte, le comte Joseph passe dans les cuisines, raconte les nouvelles aux serviteurs et leur demande d'être assez sages pour éviter tout conflit. Bientôt le Préclos s'endormait comme à l'ordinaire . Cependant la municipalité de Malestroit avait été mise au courant, presque heure par heure, de tout ce qui se passait à Tréal depuis le 26 juin et elle avertissait l'administration du département, que d'autre part le district de Rochefort renseignait aussi. Cette fois, il fut décidé qu'on en finirait avec M. de la Ruée et rapidement et énergiquement. Je copie le rapport des commissaires rochefortais rendant compte des événements. « L'an 1791, le 29 juin, nous administrateurs et membres du Directoire du district de Rochefort, département du Morbihan, par lui commis en vertu de son arrêté de ce Jour, pris en conséquence des ordres à lui adressés par le département du Morbihan le dit jour, pour accompagner et former tout réquisitoire auprès du détachement de Walsh , des gardes nationales de Rochefort et des villes circonvoisines, à l'effet d'obtenir une force armée suffisante pour fouiller et visiter le château du Préclos, en la commune de Tréal, arrêter toutes les personnes qui y seront trouvées et paraîtront ennemies de l'Etat, s'emparer de toutes les armes et conduire les prises directement à Vannes, certifions qu'environ les six heures du soir nous nous sommes, à la tête d'un détachement du régi ment de Walsh et d'un autre de la garde nationale de cette ville, réunis en conséquence du réquisitoire de ce jour adressé par le Directoire du département tant au sieur Mahé, commandant de la garde nationale de Rochefort, qu'au sieur O'Brien, commandant de la garnison de Walsh en la même ville, nous nous sommes transportés jusqu'en la ville de Malestroit, en laquelle nous sommes entrés environ les huit heures et demie du soir, après avoir été reconnus par la garde nationale de la même ville, laquelle nous avons trouvée sous les armes dans le faubourg Saint-Julien d'icelle. Entrés avec elle, nous avons prié la Municipalité, en conséquence de la délibération de notre Directoire aussi de ce jour, de nous adjoindre le nombre de 150 de ses gardes nationales. A quoi ils nous ont répondu ne pouvoir, vu le défaut de fusils, nous en donner que cinquante. En conséquence, sur les avis à nous donner d'une assemblée très considérable en armes, hommes et munitions en la dite maison du Préclos, nous avons dépêché un courrier vers le Directoire du district de Ploêrmel, pour lui demander autant de gardes nationales qu'il pourrait nous en donner pour remplir notre commission. Ensuite nous avons fait rafraîchir la troupe pour d'après « La troupe rafraîchie, environ les onze heures du soir du dit jour, nous avons reconnu qu'il n'était pas un instant à perdre pour sur prendre la dite maison du Préclos. En conséquence nous nous sommes, avec les 50 gardes nationales de Malestroit, mis en route, après les bats de caisse usités. Rendus au chemin de traverse qui conduit à la dite maison du Pré-Clos, du grand chemin de Malestroit à Rennes, M. O'Brien, le commandant général, a ordonné la charge des armes, qui s'est effectuée dans l'ordre et le plus profond silence. « Rendu auprès d'un petit bois, Monsieur le commandant a mis une avant-garde de dix hommes sous la conduite d'un guide, et il s'est, avec le reste de la petite armée sous ses ordres, rendu au dit lieu du Préclos. Y arrivé à la petite pointe du jour, il a fait ses dispositions pour circuiter la maison et, ce fait, il a donné l'ordre de frapper pour faire ouvrir. A cette interpellation, des femmes ont paru aux fenêtres et ont dit qu'on allait s'habiller, puis le sieur de la Ruée a lui-même paru à une fenêtre et a dit : « Je n'ai ici personne de suspect, » et se voyant tenu en joue ii a dit « En grâce, messieurs, point de violence, nous voulons parler à votre commandant. » Au même instant on a vu à plusieurs fenêtres nombre de personnes, puis entendu deux coups de feu, un en dedans et un autre par une fenêtre du rez-de-chaussée. A cet instant, la troupe a enfoncé les portes et fenêtres et s'est introduite dans les appartements— Au même moment est sorti un paysan armé d'une cognée lequel en a voulu porter deux coups qui ont été parés par un soldat de Walsh avec son fusil, et il a été au même instant tiré deux à trois coups de feu sur ce même paysan ; et alors, la troupe ayant pleinement occupé la maison susdite, on a saisi les armes et les hommes 1. Joseph-François-Louis de la Ruée, demeurant à la maison du Préclos, paroisse de Tréal. 2. Louis-François-René Fournier d'Allérac, de¬meurant à sa terre d'Allérac, paroisse de Saint-Just, parent au ou 5e degré du sieur de la Ruée par dame Flavie-Monique de la Chevière. 3 Edouaid-Hyacinthe-Marie Fournier d'Allérac, demeurant ordinairement à Rennes et depuis environ deux mois chez son frère. 4. Louis-Joseph-Sévère de Castellan, demeurant à sa terre de Casiellan, paroisse de Saint Martin, gendre du dit sieur de la Ruée. 5. François-Louis-Clément de la Ruée, frère du dit sieur de la Ruée, demeurant à la Danaye, paroisse de Carentoir. 6. Joseph-Marie-Luc-Hyacinthe de la Ruée, fils aîné du sieur de la Ruée du Préclos, demeurant chez son père. 7. Joachim-Marie-Eutrope de la Ruée, fils du dit, sieur de la Ruée, élève de la marine, demeurant actuel¬lement chez son père. 8. René-Louis du Vergier, demeurant à Trévégat, paroisse de Caro, beau-frère du dit sieur de la Ruée. 9. Louis-Armand-Henry de Quélo, demeurant à la Gaudinaye, paroisse de Glénac, parent du dit sieur de la Ruée, sans savoir à quel degré, 10. Vincent-François de Quélo, fils du précédent, demeurant chez son père. 11. François-Thérèse-Guillaume de Julienne, demeurant à la Minière, paroisse de Réminiac, parent fort éloigné du dit sieur de la Ruée. 12. François-Bernard Gouro de Pommery, demeurant à sa terre de Pommery, paroisse de Sixt, département d'Ille-et-Vilaine, parent du sieur de la Ruée, sans savoir à quel degré. 13. André-Louis-Marie Gourdan de Locmaria, demeurant chez le sieur de Boisbaudry, son beau-père, paroisse de Monterrein, parent du sieur de la Ruée, sans savoir à quel degré. 14. Augustin-Joseph Borel de Bomont, demeurant à la Herblinaye, paroisse de Carentoir, 15. François-Marie Thomas de la Bouexière, demeurant à la Touche-Peschard, paroisse de Carentoir. 16. Marie-Gabriel-Alexandre de la Bourdonnaye, demeurant à Malleville, paroisse de Ploërmel, parent au 4e degré du sieur de la Ruée par Louise de la Ruée, sa trisaïeule. 17. Pierre-Anne de Quéhéon, demeurant à la Ville - Noël, paroisse de Ruffiac. 18. François-André-Joseph Rémy, marquis de Kersauzon, prêtre de Redon, parent du sieur de la Ruée en l'estoc Rado. 19. Mathurin Brohan, natif de la paroisse de Ruffiac, domestique du sieur de la Ruée. 20. Pierre Dabo, cocher du sieur de Castellan, natif de Saint-Martin. 21. Thomas Cheno, domestique du sieur de Pommery, natif de Saint-Domineuc, département d'llle-et-Vilaine, 22. René-Julien Barbier, domestique du sieur d'Allerac cadet, natif de la paroisse d'Avessac, département de la Loire-Inférieure. 23. François Baudu, domestique du sieur d'Allérac aîné, natif de Saint-Just département d'Ille-et-Vilaine. 24. Pierre Gilard, laboureur, demeurant à la métairie du Portail de la Ruée, paroisse de Ruffiac, lequel a déclaré avoir donné hier soir avis au sieur de la Ruée de l'arrivée des gardes nationales de Rochefort, Malestroit et Ploêrmel, ce qu'il avait appris à l'assemblée de Saint-Pierre, se tenant à Ruffiac, par un domestique dont il a dit ne savoir le nom. Ajouté qu'il est fermier du sieur de la Bourdonnaye-Boirie. 25. Joseph Dubois, journalier, au village de la Prévotaye, en Tréal. 26. Martin Année, jardinier chez le sieur de Castellan, à Saint-Martin. 27. Jacques Thétiot, domestique chez Julien et Joseph Borgat, fermier de la métairie des Déserts, en Tréal, appartenant au sieur de la Ruée. 28. Damas-Eutrope Daniel, marin, demeurant au village du Préclos, commissionnaire du sieur de la Ruée. 29. Julien Année, domestique de bras de la maison de la Ruée, natif de Caro. 30. Jean Souchet, journalier, marié, au village du Préclos, en Tréal. 31. Mathurin Dubois, jardinier de la maison du Préclos. 2. Alexis Ricaud, journalier, du village de la Ville-Oyard, en Ruffiac. 33. Maturin Jouvence, journalier, du Plessix-Tréal. 34. Guenhaél Tatard, journalier, du village de la Vouet en Ruffiac 35- François Le Breton journalier, du village du Préclos, en Tréal 36-Mathurin Jan menuisier du Plessix Tréal 37. Joseph Noé, domestique chez Guillaume Borgat, fermier de la métairie de la Touche-Eon ». D'après (sic) ces saisies, monsieur le commandant, ayant, pour éviter des troubles, cru indispensable de faire partir la troupe, il a fait donner le signal du départ, la troupe sur deux lignes, et au milieu les prisonniers les armes et munitions saisies. A l'entrée de la lande, à l'ouest de la maison du Préclos, l'avant-garde s'est réunie à la troupe et la troupe a continué la route de Malestroit. Arrivé au lieu du Lieuvy, il a été fait halte et procédé à la vérification des effets saisis. Ils ont été amoncelés puis confiés à la garde de huit hommes, et alors nous avons été rejoints par le détachement de la garde nationale de Ploêrmel, arrivée d'après notre demande d'hier. Celui reconnu, on a continué la vérification des dites armes et munitions, en présence des prisonniers lesquels, après les avoir séparément examinées, sur notre réquisitoire, ont dit les reconnaître. Nous avons ensuite continué notre route pour Malestroit, toutefois néanmoins, après avoir donné ordre à un charretier de venir prendre les armes et munitions susdites et les amener sous la garde des huit hommes à ce proposés, et ce, conjointement avec le secrétaire de la Commission. Arrivés vis-à-vis de l'église des ci-devant Augustins du faubourg de la Magdeleine de ladite ville de Malestroit, en laquelle nous avons déposé, sous la garde de 30 hommes, 23 de nos prisonniers, et nous avons fait conduire les lit autres en la maison d'arrêt de la municipalité du dit Malestroit à la porte de laquelle il a été placé deux sentinelles, el de là la troupe est venue sur la place du Bouffay où la troupe a fait halte et reçu des billets de logement. Peu après est entré le chariot, chargé des armes et munitions, sous l'escorte ci-devant dite et nous en avons fait faire provisoirement le dépôt en l'hôtel commun de ladite ville. Puis nous avons invité la Municipalité de Malestroit à nous donner demain pour quatre -heures du matin une escorte de .... hommes de sa garde nationale, le commandant du détachement de Ploêrmel à nous donner pareillement une escorte de 25 hommes pour se joindre à MM. de Walsh et tous concourir à la conduite des dits prisonniers, armes et munitions, en la ville de Vannes. Pour lequel objet nous avons requis la dite Municipalité de Malestroit de nous fournir trois chariots pour l'heure ci-devant dite. En conséquence nous avons arrêté notre présent procès-verbal, environ les huit heures du soir de ce jour 30 juin, après avoir pourvu à ce que la garde soit doublée pendant la nuit prochaine. Sous nos seings, à Malestroit, les jours et an ci-dessus. » Ici se termine ce long rapport. C'est sec, enrobé de prose entortillée avec des prétentions d'acte judiciaire : un peu plus de clarté avec un peu moins d'oublis siérait mieux à l'histoire. Il faut compléter le récit si l'on veut voir l'aventure du Préclos avec sa physionomie véritable ; heureusement que nous avons pour cela quelques documents très sûrs Lors donc que la troupe arriva au château, il était environ trois heures du matin : pas de bruit, le silence, le sommeil ; cerner, circuiter, comme disent ces MM. de Rochefort, fut facile. On frappe à la porte, les habitants se montrent aux fenêtres : pas de sommations, mais des menaces, et au premier coup de mousquet, que tira on ne sait qui, envahissement de la maison. Quand je dis envahissement, j'atténue. Cela ressemble bien plutôt à une prise d'assaut, à l'escalade par les fenêtres et toutes les issues avec des cris, des décharges, toute la fureur d'un siège qui finit. Les vainqueurs se répandent dans les appartements et maltraitent tous ceux qu'ils y rencontrent : M. d'Allérac en particulier est arraché de son lit, frappé de plusieurs coups de baïonnettes à la tête et jeté dans la cour où il eût péri si un garde national ne lui avait fait un rempart de son corps. Tous les hommes sont saisis, on ne leur permet pas de se vêtir, on les groupe, et, à moitié nus, M. de la Ruée en chemise et en caleçon, ils sont poussés sur le chemin de Malestroit. Que de hâte ! Que de nerfs chez les troupiers ! Ils viennent, ils opèrent, ils s'en retournent, à la façon d'une bande de brigands. Pas de perquisition dans le château, pas de repos après l'exploit ; ils emmènent les hommes, ils laissent là les femmes, et vite le retour. Au moins qu'on les habille ! Non ; au moins une voiture pour ce pauvre d'Allérac blessé et qui n'en peut plus ! Non, le retour ; pourquoi donc ? Parce qu'un domestique, en sonnant la cloche du Préclos, avait donné l'alarme, parce que la clochette du Préclos avait éveillé toutes les cloches d'alentour, et que maintenant l'appel du tocsin volait de collines en collines excitant peut-être les mauvais desseins du pays. Qui sait ? La route sera-t-elle libre ? Et on se pressait d'en finir. Personne ne barra le chemin et si les prisonniers laissèrent échapper quelques paroles vives, ils furent encore assez paisibles pour remettre à leurs gardiens les dernières anfies qu'ils portaient sur eux. A Malestroit, on leur fournit de la paille en guise de lit, et les sentinelles reçurent ordre de les tenir au secret. Avouons que les officiers de Walsh ne lurent guère aimables. Il est raconté que l'un d'entre eux songea à prendre les devants et à donner l'éveil au Préclos, ce que d'ailleurs il ne fit pas. C'eût été agir en gentilhomme. Mais qu'est-ce donc que ce noble O'Brien qui commande le détachement et se conduit en sans-culotte ? — Enfin, la comédie est finie, la tragédie commence. Un homme qu'on ne s'attendait guère à rencontrer dans cette aventure, c'est le citoyen Brue, qui, le 30 juin 91, papillonnait à Malestroit. Type bien bourgeois et bourgeois de son temps que ce Lorientais, maire de Ploêrmel Homme de loi, puisqu'ils le sont tous, mais bien plus désireux de la faire que de l'appliquer libéral d'opinion et très autoritaire de tempérament haineux contre l'aristocratie parce qu'il est ambitieux de ses dignités; brûlant du besoin d'attirer sur lui l'attention, de remarquer pour se faire remarquer politicien, en un mot, à qui ne marque que l'étrier pour sauter en selle et il le cherche. A quelle fin est-il à Malestroit? Personne ne l'a appelé ; il n'est pas administrateur et d'ailleurs le pays n'est pas de son district. Seulement sa garde ploérmelaises a été convoquée et il l'a suivie. Il espère pêcher en eau trouble, fouiller dans le désordre, voir et entendre tout ce que les autorités empêtrées négligent ou n'ont pas le temps de saisir, les irrégularités, les fautes professionnelles qu'il relèvera, qu'il signalera à Vannes et dont il tirera profit et gloire. Car on dira au département : quel homme actif et intelligent que ce Brie! Heureusement qu'il était là ! et ce sera pour lui une fameuse note. Voilà pourquoi, lorsque les vainqueurs du Préclos rentrèrent à Malestroit, l'un des premiers qu'ils rencontrèrent fut M. le maire de Ploêrmel. Brue va de l'un à l'autre ; il interroge, il épie, et quand son enquête est achevée, vite il expédie à Vannes un homme très sûr porteur de la lettre suivante. A peine était-il une heure de l'après-midi ; les gens de Rochefort, peu pressés, n'avaient pas même commencé la rédaction de leur rapport : « Malestroit, 30 juin 1791. — Messieurs, m'étant transporté en cette ville, aussitôt que j'ai eu appris l'effet de la descente faite au point du jour chez le sieur de la Ruée, j'ai l'honneur de vous faire part, sous le sceau secret, de ce que j'y ai vu. Tous les prisonniers au nombre de 47 (m'a-t-on assuré) dont 18 maîtres, 19 domestiques et 10 paysans, sont tous, à l'exception des 10 paysans, dans le même appartement, de sorte qu'on les voit préparer toutes leurs réponses. Ils sont de la plus grande insolence et tiennent même les propos les plus injurieux. · D'un autre côté, la fouille de la maison du sieur La Ruée n'a pas été complète. On n'a pas trouvé l'endroit où les munitions ont été déposées. Cependant on est sûr qu'il y en a un grand nombre, de sorte que 22 des complices sortis hier au soir pour affaires particulières peuvent y rentrer et se servir de ces munitions pour quelques tentatives d'un nouveau genre. « J'en ai conféré avec MM. les commissaires du district de Rochefort qui sont ici. Mais ils m'ont répondu qu'ils n'ont pas assez de forces pour faire faire cette nouvelles perquisition de suite, ce qui me paraît cependant absolument nécessaire, les personnes restant dans cette maison pouvant les faire enlever. « Nous ne pouvons pas non plus dégarnir absolument notre ville qui a ici 53 hommes, n'ayant encore aucun homme de Picardie. Je soumets le tout à votre sagesse et prudence, mais je me hâte de vous faire part de du ce qui est. Un de nos camarades veut bien aller vous porter à grand ‘hâte ma lettre. « Il a été pris dans cette maison 26 fusils, dont plusieurs à deux coups, une grande quantité de pistolets aussi à deux coups, des sabres de toutes espèces et tous affilés jusqu'à la garde, des couteaux de pressoir, haches et lances et quelques munitions. « Je vous écris si à la hâte, Messieurs, que j'oubliais de vous dire que les assiégés ont fait feu les premiers et n'ont blessé qu'un homme, et que, de leur part aussi, ils n'ont qu'un homme blessé mais plus grièvement. « MM. les commissaires du district de Rochefort comptent vous amener demain tous ces prisonniers ; mais il peut se passer bien des événements ici jusqu'à demain. · Je puis très bien ne pas vous avoir donné tous les détails exactement, n'étant pas à l'affaire et ne faisant que d'arriver en cette ville, où j'ai appris ceux que je vous donne et tels que je vous les donne. D'ailleurs le porteur, qui en est instruit tout comme moi y suppléera. Pardon, Messieurs, mille fois pardon de tout mon barbouillage, mais je suis si pressé pour vous donner ces nouvelles que je vous prie de m'excuser. Comptez toujours sur moi dans l'occasion, Messieurs, et ne doutez jamais des sentiments de respect avec lesquels je suis votre dévoué compatriote. Signé : Brue, maire » Et c'est ainsi que le maire de Ploêrmel espionne, en prenant à son actif un service de renseignements dont d'autres sont chargés et que personne ne lui demande. Remarquez le ton doucereux et bellâtre de son épître, comme il a soin de s'envelopper de secret, quelle ampleur il donne à l'affaire par des exagérations naïves et par des réticences voulues, comme il a bien saisi toutes les faiblesses des vainqueurs et avec quelle crudité il les dénonce : pas de fouilles opérées, aucune surveillance, le siège du Préclos ; il y a eu un siège avec des blessés de part et d'autre, et les prisonniers qui, maintenant libres de toute entrave, emballés comme à la fin d'une lutte trop chaude, ne ménagent à leurs gardiens ni l'insolence ni l'injure. En lisant, à six heures du soir le 30 juin, ce message si alarmant, l'administration vannetaise fut plutôt mal impressionnée : qu'est-ce que font donc les autorités à Malestroit ? sont-elles folles ou bien complices ? et elle jugea qu'il fallait immédiatement expédier des troupes nouvelles au Préclos, pour y achever une besogne jusque-là si mal conduite. Cela c'était un succès pour Brüe et il dut en ressentir un secret et joyeux orgueil. A dix heures du soir, à peine le temps de sonner le boute-selle et de brider les chevaux, Gillet du Directoire départemental avec 20 dragons de Lorient et 20 cavaliers du 21e, le tout aux ordres du major Beysser, galopait déjà sur la route de Malestroit. Il y arriva à trois heures du matin le 1er juillet. Trois heures d'arrêt, pour reposer les hommes et leurs montures, visiter MM. Le Roy et Basson commissaires de Rochefort, prendre M. de la Ruée qu'on ramènera au Préclos et expédier les autres prisonniers à Vannes, et vivement en selle pour Tréal. Je me demande si l'on avait enfin donné des habits au vieux comte. — De Brüe il n'est plus question ; le personnage s'est terré à Malestroit ou bien il a repris le chemin de son Ploêrmel. Quelle mentalité jacobine que celle de ce Brüe Le Préclos où Gillet court désormais s'est bien métamorphosé en quelques heures ; il n'est plus le même que la veille, car une jeune fille y demeura après le départ, ou, Si l'on veut, après la fuite empressée des soldats de O'Brien, et cette jeune fille qui était la dernière enfant du comte Joseph, Mlle Adélaïde de la Ruée, intelligente, active, dévouée autant qu'affectueuse, devina que les vainqueurs reviendraient, et, sans perdre une minute. Elle se mit à la besogne. Elle travailla tout le jour et une partie de la nuit ; elle fit disparaître tout ce qui pouvait compromettre son père ; elle n'oublia rien et bientôt du château du comte Joseph il ne resta plus que les murs « Gillet arrive avec sa cavalerie : il est huit heures du matin. « Pourquoi avez-vous enlevé les meubles? demande-t-il à Mme de la Ruée. — Mais parce que nous allons partir. Croyez-vous qu'il soit possible d'habiter un logis dont vos soldats ont brisé toutes les portes et les fenêtres ! Où sont-ils, ces « meubles ? Nous voulons les voir. » Il fallut bien les montrer et pour cela conduire les enquêteurs dans les villages des environs, à la Touche-Eon, au Désert, où le mobilier avait été entassé dans les granges. Gillet fouille, questionne, finit par découvrir une douzaine de balles avec deux ou trois pierres à fusil, une vraie misère ; il est mécontent. Ce n'est pas pour cela qu'il est venu, Gillet, c'est pour trouver des preuves du complot, il les veut, il les lui faut, il interroge le comte : « Où sont vos papiers Je n'en sais rien ; J’ignore où on les a transportés depuis mon arrestation. » Chose singulière, le rapport officiel ne dit pas que le commissaire départemental se soit adressé à la jeune fille, la seule pourtant qui pouvait le renseigner, puisqu'elle seule avait mis tout sens dessus dessous au château, tout arraché, tout brûlé ou distribué à charretées dans les maisons du voisinage. Comment se fait-il que Gillet ne l'ait pas pressée de questions et, intelligent comme il était, ne lui ait pas arraché, son secret ? Nous ne le saurions pas si Melle de la Ruée elle même ne l'avait déclaré, dans une lettre au ministre de l'Intérieur, M. de Lessart. Les soldats brisèrent tout, lui écrivit-elle, et c'est en vain que les chefs défendent le « désordre, rien ne peut arrêter quelques subalternes. « Ils parlent de tout brûler, et par les menaces les plus affreuses forcent une troupe de femmes et d'enfants de fuir et de s'aller cacher dans les blés. » Mlle de la Ruée s'était enfuie sous les injures de la soldatesque et dérobée dans les blés en herbe : voilà l'explication de son silence et pourquoi Gillet partit bredouille. Il partit bredouille et furieux ; et, ses idées de paperasses cachées lui martelant le cerveau, lorsqu'on arriva à la hauteur du château de M. de Castel : « Entrons ici, dit-il à ses hommes, nous trouverons peut-être quelque chose. » La troupe pénètre : « Vous avez des papiers, vous êtes du complot de Tréal ; qu'on fouille ! » M. de Castel poli, froid, prend des airs étonnés. « Je ne suis jamais entré dans quelque complot que ce soit ; vous vous trompez, Messieurs. J'estime qu'on doit obéissance aux lois de son pays et que, si on ne veut pas s'y soumettre, il ne reste qu'à s'exiler. » La fouille fut infructueuse. Et pendant que Gillet s'en allait tristement son chemin de retour, méditant sur la franchise des hommes et les roueries coquines des femmes, de par derrière les haies le cri de « Vive la nation » lui arrivait aux oreilles. Pour lui, pas d'autre consolation ce jour-là, et je suppose encore qu'il n'accepta pas ces acclamations comme une moquerie méchante des paysans pince-sans-rire ; mais qui sait ? En tous cas, les malheureux prisonniers du Préclos, contre lesquels s'évertuait si inutilement, auraient eu plus que lui raison de se plaindre. Car quelle réception Vannes leur fit Quand, sous la conduite d'un commissaire de Rochefort et du commandant O'Brien, ils y arrivèrent, encadrés de soldats et de gardes nationaux, ce fut un beau tapage. Devant, la troupe ; en arrière, les charrettes remplies d'armes, et eux au beau milieu, mal vêtus, liés ensemble comme 'les scélérats, les traits décomposés par la fatigue et la peur. Des cris de mort saluèrent leur arrivée : « les aristocrates à la lanterne ! » Si la garnison n'avait formé la haie, ils étaient perdus. La foule se précipitait, essayait de les saisir pour les entraîner, elle les insultait, leur jetait mille outrages, et, à la descente des Lices, il s'en fallut de bien peu que l'escorte ne fût forcée. Miracle que cette journée ne se soit pas achevée par un massacre hideux ! Le soir, lorsque les captifs sauvés comparurent à l'instruction, l'un d'eux était devenu subitement fou de frayeur. C'était M. de Gourdan de Locmaria. Le lendemain, 2 juillet, M. de la Ruée reprenait sa place dans leurs rangs. Le premier interrogatoire, qui fut d'ailleurs bien plus de forme que de fond, n'apporta aucun fait à l'appui des hypothèses administratives. Il fut trop hâté et partant trop succinct. Accord parfait, pas une voix discordante : châtelains, fermiers, domestiques, tous nient énergiquement l'existence d'un complot ; la réunion du Préclos, car il ne parle que d'une réunion celle du 29 juin, toute simple et toute patriarcale, n'avait rien que d'ordinaire dans une famille où l'on s'aimait et dans un pays où les pires choses étaient à redouter. Pourquoi voir de la politique à Tréal et y chercher des entreprises contre le gouvernement ? s'il y avait foule et si la foule y était en armes, c'est qu'elle avait peur et la peur explique et justifie sa conduite. Tel est le sens des réponses que les juges de Vannes obtinrent. Ils ne furent pas convaincus, soit que la lettre de Brüe dénonçant à l'avance l'entente commune des prisonniers eût jeté quelques préventions dans leur esprit, soit que depuis longtemps les renseigne¬ments de police eussent fixé leurs convictions. C'est ce qui semble le plus probable. Aussi sans pousser davantage l'instruction, publièrent-ils, le 2 juillet au soir, une ordonnance d'internement à Port-Louis. J'y trouve les dix-huit noms des propriétaires arrêtés, cinq noms de leurs domestiques et en plus huit noms de prêtres qui avaient refusé de prêter serment à la Constitution civile du clergé. « Le Directoire, après lecture du procès-verbal d'arrestation de 37 personnes au Préclos, rapporté le 29 juin par MM. Le Roy et Busson, administrateurs du district de Rochefort, et celui de M. Gillet du Directoire du département du le2 juillet, après déclaration des personnes arrêtées. « Considérant que ce rassemblement d'une moitié de nobles avec munitions, etc., au moment de la fuite du Roi et de la famille royale, annonce ses projets hostiles, que depuis plusieurs mois le canton était alarmé du concours des personnes, que les habitants des campagnes ont témoigné de leur joie le long de la route par les cris de « Vive la Nation ! », que l'effervescence qui règne dans la ville de Vannes exige les plus grandes précautions, etc... arrête que seront conduits sous escorte à Port-Louis, etc.. Voir suite sur fiche= Pré-Clos suite