Seigneurie ou maison noble
Lande de Mi-Voie (La) (Chêne de)
GUILLAC
56800
Morbihan
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LA BATAILLE DES TRENTE'(26 Mars 1351). LA CAUSE DE LA BATAILLE. Trente Bretons, trente Anglais : un petit nombre, une grande cause. Ces trente sont, de part et d'autres les champions attitrée de deux vieilles races qui viennent, dans un champ-clos solennel, montrer au monde la vaillance de leur sang, la force de leurs bras et de leurs cœurs, l'invincible antipathie de leurs âmes et de leurs caractères. Pas un des soixante champions, quoi qu'en ait dit Froissart, ne songeait là à joûter pour l'honneur de « sa dame ou l'amour de son amie'. » Le débat était tout autre. Depuis dix ans se poursuivait la guerre de la succession de Bretagne. Depuis dix ans, depuis six surtout, c'est-à-dire depuis la mort du comte de Montfort qui était le duc de Bretagne pour une partie des Bretons et pour les Anglais, ces Anglais, sous prétexte de soutenir la cause de Montfort, pressuraient, torturaient la Bretagne par une exploitation sans cœur et sans entrailles. En 1351, dans une circonstance notable, un baron de Bretagne, des plus renommés pour sa vaillance et pour sa vertu, eut l'occasion de reprocher aux Anglais l'odieux de cette conduite, indigne d'hommes se disant chevaliers et chrétiens, et les somma d'y renoncer. La guerre de Bretagne étant avant tout pour les Anglais une très-fructueuse opération commerciale, ceux-ci refusent énergiquement de répudier ce gain honteux, et prétendent en justifier la légitimité. Le Breton indigné s'écrie : — « Dieu soit juge entre nous ! Que chacun de nous choisisse trente à quarante champions pour soutenir sa cause. On verra de quel côté est le droit. Cette cause était grande et haute. Il s'agissait de savoir si, dans l'état de guerre trop fréquent au moyen-âge, les populations inoffensives, les petits et les faibles, surtout les habitants des campagnes, devaient être foulés aux pieds comme un vil bétail, ou si l'on était tenu d'observer envers eux autant que possible la loi chrétienne de l'humanité et de la justice. C'est depuis peu de temps d'ailleurs qu'on connaît, sinon complètement, du moins plus exactement, tous les maux commis contre la Bretagne par les Anglais dans cette longue et trop longue guerre de Blois et de Montfort. Il ne s'agit pas ici de ces ravages, de ces pilleries accidentelles exercées par un parti sur le parti adverse : Beau tristement inséparable de toute guerre. Les Anglais avaient imaginé beaucoup mieux. Peu leur importait qu'on fût ami ou ennemi : d'autant que dans cette lutte de Blois et de Montfort, les habitants des campagnes bretonnes, les paysans, étaient presque partout indifférents à l'objet de la querelle et obéissaient sans résistance au parti qui dominait dans leur voisinage. Il n'y avait donc nul prétexte pour les maltraiter ni les piller. Mais les Anglais n'avaient pas besoin de prétexte pour mettre la Bretagne en coupe réglée. Dans tout le territoire sur lequel ils dominaient, ils imposaient, chaque année, à toutes les paroisses rurales (si soumises qu'elles lussent) des contributions de guerre fort élevées en argent ou en nature, qu'ils appelaient redemptiones, les raençons, c'était bien des rançons, car les paroisses qui ne pouvaient payer devaient être détruites, incendiées et saccagées sans merci. Les Anglais se croyaient très doux, très indulgents, quand avant d'en venir là ils saisissaient les principaux habitants, leur mettaient les fers aux pieds et aux mains et les accablaient de mauvais traitements pour les contraindre à s'exécuter. A chacune des principales places et forteresses occupées en Bretagne par les Anglais il était ainsi attribué, tout autour delle, un nombre plus ou moins grand de paroisses rurales, dont le capitaine de cette place pouvait lever les rançons, c'est-à-dire les contributions arbitrairement imposées par lui, sauf à donner à sa garnison une part du gâteau. Par les comptes de Gilles de Wyngreworth, trésorier de Bretagne pour le roi d'Angleterre en 136o, nous connaissons les districts ruraux dont les rançons étaient attribuées aux trois places anglaises de Venues, de Bécherel et de Ploêrmel. Cette dernière avait à exploiter quatre-vingts paroisses, dont quelques-unes situées jusque sur la baie de Saint-Brieuc'. Quant aux rançons imposées à ces paroisses, citons seulement trois ou quatre exemples : Merdrignac devait payer au terme de Pâques, en nature ou en espèces, une somme répondant à 12000 francs environ valeur actuelle ; Ménéac, 15000 Fr., Plumieux, donc 14000fr. — Plémet, même somme, Hillion 11000 Fr etc. etc. Et ce n'était là encore que la moitié de leurs rançons ; chacune de ces paroisses en devait fournir autant à la Saint-Michel. - Ce rançonnement des pauvres paroisses bretonnes était on le voit, un vrai brigandage organisé'. Veut-on savoir à quel point, â quel excès les chefs anglais les plus huppés, poussaient ce brigandage ? L'histoire de William Latimer nous l'apprendra. C'était un des capitaines les plus en renom durant la guerre de Bretagne il eut pendant longtemps dans cette guerre la garde de la place de Bécherel, l'un des postes anglais les plus militants, auquel on avait attribué les rançons d'un vaste territoire comprenant une centaine de paroisses. Il tenait de plus sur la Rance une autre forteresse, le château de Plumoison, qui pillait tous les bateaux de cette rivière. Latimer, grasse à toutes ces rançons et tous ces pillages, revint en Angleterre chargé d'une fortune énorme, et de plus d'une lourde accusation de vol et de brigandage portée contre lui devant le roi par les Bretons et attestée par une enquête solennelle. Longtemps cette accusation dormit. Mais, vers la fin du règne d'Edouard III (en 1376), Latimer étant tombé en disgrâce, elle fut reprise par les Communes anglaises ; il fut prouvé que, grâce aux rançons et extorsions de toutes sortes exercées sur les Bretons tant par lui que par ses agents et officiers, il avait tiré de Bretagne, c'est-à-dire volé aux pauvres Bretons, une somme répondant à plus de trente millions, valeur actuelle. Et malgré tout ce qu'il put dire pour sa défense, il fut par le Parlement condamné à la prison et privé de toutes ses charges. Si effroyable était la misère causée aux campagnes bretonnes par l'affreux régime des rançons sur les paroisses rurales, que le matin de la bataille d'Aurai, les Anglais ayant proposé une trêve pour cinq ans à condition de garder pendant ce temps le droit de lever ces rançons, Charles de Blois s'écria : « Plutôt que de laisser mon peuple, dont j'ai si grand pitié, en proie à de telles angoisses, je préfère m'en remettre aux chances de la guerre, à la volonté de Dieu, et je veux combattre pour le défendre Un autre témoignage, plus décisif encore en un sens puisqu'il émane d'un Anglais, et qui a trait directement à notre sujet, c'est celui de Thomas de Dagworth, le vainqueur de la Roche-Derrien, le lieutenant général du roi Edouard III en Bretagne. Et Dieu sait qu'il n'avait pas le cœur tendre ce Dagworth, Eh bien, quand il eut pendant quelque temps présidé à l'exécution sur les pauvres paysans de Bretagne de cet odieux supplice des rançons. Il fut si vivement touché de leur misère, si révolté d'une telle cruauté, qu'il en prescrivit la suppression : En son vivant avoir, pour certain, ordonné Que les menues gens, ceux qui gaignent le blé, Ne fussent des Anglois plus prins ne guerroyé. Malheureusement il mourut dans l'année même, il fut attaqué et massacré traîtreusement par le méprisable mercenaire Raoul de Caours au commencement d'août 135o. La mort de Dagworth, surtout en de telles circonstances, mit à néant la mesure de justice édictée par lui. Bien plus, pour venger cette mort les chefs anglais redoublèrent de rigueur, de rapacité et de cruauté, et parmi eux se distingua par une brutalité, une férocité toute particulière, messire Robert Bembro, capitaine anglais de la place de Ploêrmel : « Si s'efforça Bembro de tout son pouvoir (dit un vieil auteur d'après l'un des manuscrit de notre poème) venger la mort, de Dagorne (Dagworth) non seulement sur les gens d'armes de la partie «de messire Charles, mais aussi détruisit-il les terres et les champs, et les hommes laborieux (laboureurs) et cultivons des terres print « et emmena prisonniers en sa garnison de Ploérmel, et les y tint longuement en grant captivité, sans en avoir aucune pitié... « Quelle chose voyant le sire de Beaumanoir, qui pour messire Charles de Bloys tenait lors la ville et le chastel de Jocelin atout'une grant garnison de Bretons, et considérant les oppressions que lesdits Anglois fesoient aux populaires qui n'avoient espace de ares les terres dont eux et les gens d'armes estoient substantez et nourris, ains' convenoit és uns astre fuitifs de leurs propres mansions', et les autres estoient prias et achietivez. Il se transporta un jour de la ville de Jocelin à celle de Ploêrmel, sur le sauf conduit dudit messire Bembro, pour traiter de la délivrance desditz pouvres laboreux, et qu'ilz pussent dans leurs maisons en seurté demourer Aux portes de Ploermel un spectacle étrange frappa les yeux de Beaumanoir, un flot amer de colère et de pitié gonfla son cœur. Des troupes de paysans qui n'avaient pu payer leurs rançons, étaient là les fers aux pieds et aux mains, liés deux à deux, trois à trois, comme des bœufs que l'on mène vendre, en butte aux coups des soudards anglais, voués à leurs prisons infecte<>. Malgré sa sagesse et sa modération bien connues, Beaumanoir ne peut contenir son indignation. Dès qu'il aperçut Bembro, il lui dit sans arrogance mais d'un ton sévère : c’est grand péché à vous, chevaliers d'Angleterre, de tourmenter de la sorte le menu peuple, les pauvres paysans qui sèment le blé et qui nous procurent en abondance le vin et le bétail S'ils n'y avait pas de laboureurs, où en serions-nous? Voilà trop longtemps qu'ils souffrent, il faut qu'ils aient la paix à l’avenir. C'est là l'ordre la dernière volonté de votre chef Dagworth; hélas! on ne la respecte guère. Mais vous, Bembro, l'exécuteur attitré de son testament, je vous somme de l’exécuter ! -Taisez-vous, Beaumanoir ! crie arrogamment Bembro. Ne parlez pas de telles misères. Demain Montfort sera duc de toute la Bretagne, Edouard roi de toute la France, et les Anglais maîtres partout en dépit des Français. Beaumanoir, qui connaissait le personnage, savait comment il fallait le traiter : -Vous voilà encore, Bembro, avec vos rêves saugrenus ct vos ridicules bravades ; je n'en fais aucun cas. Ceux qui crient le plus haut sont souvent les premiers à lâcher pied. Pour agir en homme sérieux, vous et moi, voici ce qu'il faut faire. Il faut nous rencontrer en face l'un de l'autre à un jour fixé, au nombre de trente, quarante, cinquante champions de chaque côté, et nous battre là rudement, loyalement. On verra alors, sans plus de paroles, de quel côté est le droit. -Par ma foi j'accepte! dit Bembro "· Beaumanoir, qui ne voulait pas être joué par le pèlerin, insiste N'allez pas manquer à votre parole, Bembro. On fait souvent, Le testament Dagorne (Dagworth) est bien vite oublié surtout après dîner, de grandes fanfaronnades que l'on désavoue ensuite, et cela vous est déjà arrivé, car si vous êtes vaillant, vous êtes léger et retors. Vous aviez pris jour naguère avec Pierre Angier pour un combat du genre de celui-ci ; au jour dit, il était dit vous attendre au lieu convenu avec soixante cavaliers ; vous, Bembro, on ne vous vit pas. ''N'allez pas me jouer le même tour, il vous en il vous en cuirait Bembro jure solennellement qu'il sera le premier sur le champ de bataille. Puis ou convient du nombre des combattants trente de chaque bord ; du lieu de la rencontre : le chêne de Mi-Voie, à moitié route entre Ploêrmel et Josselin ; de la date : le samedi 16 mars 1351 ; et enfin des conditions de la lutte qui furent celles du combat à volonté, c'est-à-dire que chacun des soixante champions eut toute liberté de se battre comme il lui plairait soit à pied, soit à cheval, avec les armes qu'il voudrait, sans autre obligation que d'observer dans ce combat les règles de la loyauté chevaleresque'. Ainsi la bataille des Trente ne fut résolue, livrée, que pour convaincre d'ignominie, aux yeux du monde entier, la brutale et féroce rapacité des Anglais envers les pauvres laboureurs. Outre la vaillance incomparable des Bretons dans cette lutte, ce qui en fait la grandeur, ce qui lui assure à jamais l'hommage de l'humanité, c'est d'avoir été soutenue pour la cause même de l'humanité, pour la défense des petits et des faibles, et d'avoir dressé fièrement, devant l'abus de la force pratiqué par une politique sans cœur, la suprême protestation du droit et de la justice. LES PRÉLIMINAIRES DE LA BATAILLE. Avant d'entrer dans le récit de la lutte, il convient de nommer les combattants, et d'abord de faire connaitre le chef de l'entreprise, Jean de Beaumanoir. La terre de Beaumanoir, grande châtellenie étendue sur le haut cours de la Rance, a son chef-lieu, son château en la paroisse d'Evrao. Le premier de ses seigneurs connus dans l'histoire, Hervé de Beaumanoir, se trouva à Vannes en 1203, dans l'assemblée des barons de Bretagne formée pour tirer vengeance de l'assassinat du jeune duc Arthur par le brigand Jean sans Terre'. Dans le milieu du XIII siècle les Beaumanoir, par suite d'une alliance, joignirent à leur terre patrimoniale la grosse seigneurie de Merdrignac décorée d'une grande forêt, de beaux étangs, du puissant château de la Hardouinaie'. Au cours de ce siècle et du suivant, on les voit en fréquentes relations d'affaires, d'amitié, même d'aillante avec les Rohant, sens être néanmoins à un degré quelconque dans la clientèle de cette superbe famille, car en 13o9 Jean II de Beaumanoir se bat en duel judiciaire et bataille jugée » contre le vicomte de Rohan. Ce Jean II eut deux fils : l’ainé Jean III, sire de Beaumanoir, fut le père de Jean IV chef de la bataille des Trente ; le puîné nommé Robert joua un rôle important dans les premières années de la guerre de Blois et de Montfort ; il fut le maréchal de Bretagne du parti de Charles de Blois, ce qui était la première charge militaire du duché, répondant à peu près à ce qu'on appelle aujourd'hui chef d’état-major général. En 1342, il contribua à la reprise de Vannes sur Robert d'Artois ; en 1346, à la bataille de la lande de Cadoret il commandait l'arrière-garde de l'armée blaisienne, en 1347, il fut pris par les Anglais à la bataille de la Roche Derien, et mourut probablement de ses blessures, car depuis lors il n'est plus question de lui, et l'on voit la charge de maréchal de Bretagne passer à son neveu, Jean IV, chef de la bataille des Trente. L'éclat prodigieux de ce fait d'armes a effacé le souvenir des exploits antérieurs de ce dernier, mais le poste de capitaine de Josselin, occupé par lui en 1351, montre bien l'estime qu'on faisait de lui. Cette place avait une grande importance ; elle était chargée de tenir en bride la garnison anglaise de Ploêrmel, qui infestait et dominait tout le centre de la Bretagne. Donc il fallait pour commander h Josselin un homme de tête et de cœur, non moins prudent que ferme. Il fallait aussi un chef dont le respect s'imposât, car la garnison de Josselin comptait alors nombre de guerriers appartenant à l'élite de la noblesse et même de la chevalerie de Bretagne. On verra tout à l'heure quel respect et quelle confiance tous ses hommes avaient en Jean de Beaumanoir ; on verra avec quelle bravoure et quelle prudence il sut diriger le combat de Mi-Voie. Quand Jean de Beaumanoir revenant de Ploêrmel rentra à Josselin, son premier soin fut de conter aux Bretons qui gardaient cette place son orageuse entrevue avec Bembro et le combat convenu entre eux. Tous l'écoutent en frémissant, tous applaudissent, tous rendent grâce à la Vierge de cette aubaine. Il y avait trêve à ce moment entre les partis de Blois et de Montfort, ce gai n'empêchait point les Anglais de torturer le peuple de Bretagne, mais depuis assez long-temps cela suspendait les grandes opérations de guerre et les grands coups d'épée. Tous ces braves Bretons saluent donc avec bonheur cette excellente occasion de dérouiller leurs lances, tous s'écrient avec entrain : Oui, oui, nous irons gaîment détruire Bembro et ses soudards. Ce n'est pas de nous qu'il tirera des rançons Nous sommes vaillants, hardis, agiles, opiniâtres. Les Anglais périront sous nos coups. Il s'agit d'élire les combattants ; tous veulent en être ; pourtant, outre le chef il n'en faut que vingt-neuf. Avec l'avis de ses principaux compagnons, Beaumanoir choisit d'abord neuf chevaliers, puis vingt écuyers, tous des meilleures familles de Bretagne. Voici la liste complète de ces trente champions'. LES TRENTE BRETONS. Le capitaine. 1. Jehan de Beaumanoir.(voir sa Fiche) Les Chevaliers 2. Tyntyniac [Jehan 3. Guy de' Rochefort 4. Charuel [Even], 5. Robin Raguenel de St-Yon 6. Caro de Bodégat, 7. Guillaume de la Marche 8. 0llivier Arrel 9. Jehan Rousselet 10. Geffray du Boys Les Écuyers 11. Guillaume de Montauban, 12. Alain de Tyntyniac,. 13. Tristan de Pestivien,. 14. Alain de Keranraès, 15. Olivier de Keranraês, 16. Louis Gouyon, 17. Le Foutenai ou Le Fonte/lois,. 18. Huet Captus (lisez Catus) 19. Geffroy de la Roche, 20. Geffroy Poulart, 21. Morice de Trezeguidy,. 22. Guyon du Pontblanc, 23. Morice du Parc, 24. Geffroy de Beaucours, 25. Celuy de la Villon(i) (lisez La Villéon), 26. Geffroy Mellon ou Moelon 27. Johannot de Serrant (lisez Sérient), 28. Olivier Bouteville 29. Guillaume de la Lande 30. Symonet Richard. Un point important, constaté par le témoignage du poème contemporain, c'est que du côté de Beaumanoir il n'y avait pas d'alliage, les champions étaient tous de « bons Bretons » Dans le camp adverse il en allait autrement. Bembro, qui s'était vanté de ne mener à cette bataille que des Anglais de race noble et pour le moins écuyers, n'avait même pas pu trouver trente champions anglais tels quels : il s'était vu obliger d'y adjoindre six aventuriers allemands dont l'un, Crokart, joua dans la lutte un rôle principal, et quatre Bretons du parti de Montfort. Quant aux Anglais, c'étaient tous des soldats de fortune, quelques-uns nobles peut-être, mais de petite noblesse. Parmi eux, deux très célèbres dans les guerres de Bretagne et de France au XIV, siècle, Robert flottes et Hague de Calverly. Les noms et surnoms des autres montrent, dans la plupart d'entre eux, tout au plus des gentilhommes d'aventure. Bembro poussa l'impudence jusqu'à armer chevalier, pour l'adjoindre à sa bande, un grossier rustaud, appelé Hubnie Hulbure, ou (selon d'Argenté) Hubbite le Villart (le Vilain ?) misérable goujat qui avait la panse plus grosse qu'un cheval et pouvait porter au cou un plein setier de fèves : cet hercule forain avait promis d'écraser sous sa masse tous les Bretons, mais il tint mal sa promesse. •— Voici d'ailleurs la liste des trente combattants du parti anglais : LES TRENTE ANGLAIS. Le capitaine. 1. Robert Brambroch Les Combattants 2. Camiez (lisez Robert Knolles) 3. Cavarlay (lisez Hugue de Calverly) 4. Crucart (lisez Crokart ou Croquart 5. Messire Jehan Plesanton, 6. Ridele le Gallart. 7. Helecoq, son frère 8. Jannequin Taillart 9. Rippefort le Vaillant. 10. Richart d'Irlande. 11. Tommelin &titan 12. Huceton Clemenbean. 13. Jennequin Betoncamp, 14. Renaquin Herouart, 15. Gaultier l'Aimant, 16. Hulbure ou Huebnie le Vitart 17. Renaquin Mareschal 18. Tommeliu Hualton 19. Robinet Melipart, 20. Isanay le Hardy, 21. Bicquillay 22. Helichon le Musart, 23. Troussel, 24. Robin Adès 25. Dango le Couart, 26. Le nepveu de Dagorne 27. Perrot de Commelain (lisez Commuan) 28. Guillemin le Gaillart, 29. Raoulet d'Aspremont, 30. D’Ardaine Après leur désignation par Bembro, tous les champions du parti anglais lui jurent, pleins de vantardise, d'exterminer Beaumanoir mi tout au moins de le faire prisonnier. Celui-ci, dans le même temps, sans faire tant de bruit, prend de sages mesures et adresse à Dieu de ferventes prières pour obtenir le succès Le jour du combat venu, Bembro part de grand matin avec sou monde, et pendant toute la route il exalte ses hommes par ses vanteries: • — Compagnons, crie-t-il, nous aurons aujourd'hui la victoire; Beaumanoir tombera en notre puissance, tous les siens seront tuée ou prisonniers, nous les enverrons à notre gentil roi Edouard. Les Bretons battus à plates coutures n'oseront plus tenir devant nous, la Bretagne et la France seront la proie des Anglais. Vous pouvez être sûrs de ce que je vous dis, car j'ai fait tire mes livres, j'ai fouillé dans les prophéties de Merlin : c'est lui qui a prédit tout cela! Les Anglais arrivent les premiers au chêne de Mi-Voie. En attendant les Bretons, Bembro recommence ses gloses sur Merlin et larde de ses railleries les retardataires. Le retard des Bretons provenait de la façon dont, avant de quitter Josselin, ils s'étaient préparés à la bataille. Tous s'étaient confessés, avaient reçu l'absolution, et entendu plusieurs messes. Puis leur chef en quelques paroles s'était efforcé de faire passer en eux l'énergie inébranlable de son cœur, la clairvoyante fermeté de son esprit : Vous allez avoir affaire é des ennemis d'une audace sans égale, acharnés à notre perte. Faites donc appel à tout votre courage ; tenez-vous dans le combat serrés les uns contre les autres comme la prudence le commande aux plus vaillants, Songez, si Jésus-Christ nous donnas la victoire, songez à la joie qu'en ressentiront tous les guerriers de France, le pieux duc et la noble duchesse que nous avons pour souverains, qui jusqu'à la fin de leur vie ne cesseront de nous en témoigner leur reconnaissance. Ainsi parla Beaumanoir, entre la préparation des Bretons et celle des Anglais, entre le caractère, le langage du maréchal de Bretagne et celui de Bembro, le contraste est frappant. Le chef anglais, voyant le retard des Bretons, redouble ses fanfaronnades… — Ou est-tu Beaumanoir'? crie-t-il. Il ne viendra pas, vous verrez. Il est trop sûr d'être battu Au même instant Beaumanoir parait. Mais ce qui caractérise très bien l'état mental de Bembro, ce matamore qui à l’ instant ne parlait que de tuer et d'écraser tout, maintenant il ne veut plus combattre, il veut ajourner la lutte. S'avançant poliment vers Beaumanoir : Bel ami, dit-il, il faut remettre ce combat. Il faut consulter nos maîtres, moi le roi Edouard, vous le roi de Saint-Denys. Si cela leur agrée, nous reviendrons ici nous battre ; mais il nous faut leur assentiment. Beaumanoir surpris, choqué de cette retraite in extremis, répond froidement qu'il va consulter ses compagnons. La délibération n'est pas longue. Even Charnel tout rouge de colère s'écrie: Messire, nous sommes ici trente venus en ce pré garnis de bonnes armes, tout exprès pour combattre Bembro et venger sur tout le mal qu'il fait à la Bretagne et à son noble duc. Malheur à qui s'en ira d'ici sans se battre ou remettra la bataille à un autre jour ! ( Tous les autres applaudissent. — Vous voyez Bembro, dit Beaumanoir, tous mes hommes veulent se battre ; impossible de remettre la partie. Chose étrange, Bembro insiste : — Vous êtes fou, Beaumanoir. Vous voulez donc détruire d'un coup toute la fleur des barons du duché ! Quand ils seront morts, impossible de retrouver leurs pareils. — Détrompez-vous, Bembro ; je n'ai point ici avec moi le baronnage de Bretagne : ni Laval, ni Rochefort, ni Lohéac ni Rohan, ni Quintin, ni Léon, ni Tournemine, ni les autres grands barons. Mais j'ai avec moi de nobles chevaliers et la fleur des écuyers de Bretagne, qui ont tous juré de vous détruire ou de vous faire prisonniers, vous et les vôtres; avant l'heure de complies. Bembro riposte, bien entendu, par une hautaine bravade, puis revenant vers les siens, il crie avec rage : — Les Bretons sont perdus. Frappez sur eux ! Tuez tout et qu'il n'en échappe pas un Alors, D'assaillir, les soixante, ils sont tous d'un accord. Et le combat commence. Avant l'événement final, c'est-à-dire l'écrasement des Anglais, la bataille des Trente se développa en quatre phases successives nettement indiquées et bien caractérisées dans le poème, pour peu qu'on sache le lire et le comprendre. Toutefois pour avoir une vue exacte du théâtre de l'événement et de la situation des partis au début du combat, il faut recourir à Froissart, qui en donne un plan très précis et très exact. « Quand le jour fut venu (dit-il), les trente compagnons Brandebourch (ou Bembro) ouirent messe, puis se firent armer et s'en allèrent en la place ou la bataille devait estre. Et descendirent tous à pied, et deffendirent à tous ceux qui là estoient que « nul ne s'entremit d'eux, pour chose ni pour meschef qu'il vit avoir à ses compagnons'. » Par les mots « tous ceux qui là estoient » il faut entendre les curieux en grand nombre venus de Josselin, de Ploêrmel, de tous les lieux d'alentour pour contempler ce combat, et auxquels les Anglais interdirent expressément d'intervenir dans la bataille, quoi qu'il pût arriver. Froissart continue : « Cil trente compagnons, que nous appellerons Englois à ceste besogne, attendirent longuement les autres que nous appellerons François -- Quand les trente François furent venus, ils descendirent à pied et firent à leurs compagnons le commandement dessusdit'. » « Leurs compagnons, » c'était les amis, les voisins, les compatriotes venus avec eux pour être témoins du combat, dans lequel les Français (c'est-à-dire les Bretons) leur défendirent formellement de s'entremettre, comme les Anglais l'avaient fait à ceux de leur parti venus pour le même motif. « Et quand ils furent l'un devant l'autre (ajoute Froissart), ils parlementèrent un petit ensemble tous soixante`; puis se retrairent arrière les uns d'une part et les autres d'autre, et firent toutes leurs gens traire au dessus de la place bien loin. » Quand Froissart nous montre les deux troupes en face l'une de l'autre, engageant entre elles un colloque, il s'accorde très bien avec le poème, qui, on l'a vu, nous en fait connaître l'objet, c'est-à-dire la proposition faite par Bembro d'ajourner la bataille. — Toutes leurs gens » dont parle ici Froissart, ce sont les gens de service qui accompagnaient les combattants, les palefreniers pour garder les chevaux, les écuyers servants et les hérauts d'armes pour tenir haut les bannières des chevaliers, les valets portant des vivres, des rafraichissements, les mires (les médecins) pour soigner les blessés, etc. Au milieu d'une vaste lande ou pacage, qu'on appelle dans le poème « le pré herbus, » et qui â ce moment de l'année devait être couvert tout au plus d'une herbe courte et rase, il faut se représenter, pour point central, le chêne de Mi-Voie, non pas vêtu d'une verte et opulente frondaison, comme l'en gratifient tous les tableaux et gravure grisâtre de la bataille de Trente, mais tordant vers le ciel ses grands bras noirs, ses ramures grisâtres , ses branches nues et rugueuses, car ce n’est pas l’habitude des chênes de Bretagne d’être couvert de feuilles le 26 mars. ¨Près de cet arbre, formant en face l’une de l’autre, deux lignes plus ou moins régulière les deux troupes de combattants. En arrière de chacune d’elles, séparés d’elles par un large espace, chevaux, les hérauts, les gens de service de chaque perd. Plus loin encore en arrière, figurant un vaste cercle, la foule des spectateurs accourus de tous les coins du pays pour contempler cette grande lutte; et bien qu'il y eût dans cette foule une grande vivacité d'émotions, de profondes oppositions de races de partis et de sentiments, aucune collision, aucun trouble ne s'y produisit, car il y avait trêve alors, nous l’avons dit, entre les belligérants ; mais cette trêve, selon les usages du temps, ne mettait nul obstacle aux combats particuliers par défi et cartel, comme celui de Mi-Voie. Voilà la scène, voyons le drame. Première phase du combat. Après avoir parlementé quelque temps, les deux troupes, Froissart le dit, reculèrent chacune de leur côté, mais en se faisant face, de manière à laisser entre elles un espace libre. « Puis, ajoute a Froissart, l'un d'eux fit un signe et tantost' se coururent sus et se combatirent fortement tout en un tas, et rescouoient bellement a Fun l'autre quand ils voyoient leurs compagnons à meschef3. Ainsi dans ce premier choc entre les deux partis, dans celte première jointe, comme on disait alors, l'ordre donné par Beaumanoir à ses compagnons de combattre en se tenant serrés les uns contre les autres, c'est-à-dire en formant une ligne de bataille, ne fut observé ni par eux ni par leurs adversaires. Pas de ligne de bataille ni de part ni d'autre, puisqu'ils se battirent tout en un tas. En réalité, les deux troupes brûlant d'en venir aux mains couru¬rent rapidement l'une sur l'autre sans garder aucun ordre ; chacun des combattants se rua sur l'adversaire qu'il trouva devant lui sans combiner le moins du monde son action avec celle de ses compagnons: les deux troupes pénétrèrent ainsi l'une dans l'autre et se livrèrent, au hasard des rencontres, une série assez désordonnée de luttes individuelles. En un mot, cette phase du combat fut une mêlée dans toute la force du terme. Cette mêlée ne favorisa pas d'abord les Bretons ; deux d'entre eux furent tués : un chevalier, Jean Rousselot ou Rouxelet, et un écuyer, Geofroi Melon. Trois autres très blessés furent faits prisonniers, dont deux chevaliers, Even Chanel et Caro de Bodégat, et un écuyer, Tristan de Pestivien. D'où une notable infériorité pour les Bretons réduits à vingt-cinq champions contre trente Anglais. Mais pour ce, dit Froissart, ne laissèrent mie les autres de combatre, ainsi se maintinrent moult vassaument d'une part et d'autre, aussi bien que si tous fussent Rolands et Oliviers... Mais tant se combattirent longuement que tous perdirent force et haleine et pouvoir entièrement. Si leur convint arrester et reposer ; ils se reposèrent par accord, les uns d'une part, les autres d'autre'. Il y eut une suspension d'armes pour permettre aux combattants épuisés de fatigue de prendre quelque rafraîchissement. Tous en effet allèrent « querre à boire ». Chascun en sa bouteille, vin d'Anjou y fut bon. On a peint les Anglais et les Bretons se mêlant, pendant cette courte trêve, plaisantant, buvant ensemble. Le poème ne dit rien de semblable, et Froissart, on vient de le voir, affirme au contraire que les deux partis se tirèrent chacun à quartier et allèrent se reposer e les uns d'une part, les autres d'autres. Ce qui était assurément beaucoup plus naturel. Pendant cette suspension du combat, Beaumanoir arma chevalier, sur sa demande, Geofroi de la Roche, dont un des ancêtres avait pris patté la conquête de Constantinople, et qui promit de soutenir le renom de sa race en frappant rudement sur les Anglais. . Deuxième phase. La courte trêve a pris fin. Les deux partis sont de nouveau en face l'un de l'autre. Cette deuxième phase du combat commence, comme la première, par un dialogue. Exalté sans doute par les fumées capiteuses du vin d'Anjou, plus encore peut-être par l'échec partiel des Bretons où il voit déjà l’accomplissement des prophéties de Merlin, Bembro lance à Beaumanoir des bravades et d'inconvenantes plaisanteries : Rends-toi tost, Beaumanoir, je ne t’occirai mie; Mais je ferai de toi un présent à m'amie, Car je lui ai promis, ne lui mentirai mie, Qu'aujourd'huy te mettrai en sa chambre jolie. Beaumanoir ainsi provoqué lui répond gravement : — jette le dé, Bembro, ne t'épargne pas. Le sort va te frapper, ta mort est proche ! Au même instant, indigné des insultes de Bembro, un écuyer breton, Main de Keranrais, lui crie : — Comment, vil glouton, tu te flattes de faire prisonnier un homme comme Beaumanoir ! Eh bien, moi je te défie en son nom, tu vas sentir à l'instant la pointe de ma lance. Il lui en porte en même temps un coup en plein visage, la lance pénètre sous le crâne, Bembro s'abat lourdement. Pendant que ses compagnons se jettent sur farauds, le chef anglais d'un effort désespéré se relève et cherche son adversaire; il trouve devant lui Geofroi du Bois qui lui lance à tour de bras sa hache d'armes dans la poitrine. Bembro tombe mort. Du Bois triomphant s'écrie : — Beaumanoir, mon cher cousin germain que Dieu garde !où es-tu ? Te voilà vengé. Cette mort imprévue et si soudaine jette dans les deux partis une telle émotion que la bataille s'interrompt quelques instants. Les Bretons célèbrent par des cris de joie la mort de Bembro; Beaumanoir impassible les fait taire : — Laissez celui-là, dit-il, allez aux autres et combattez fort le moment en est venu. Et en effet les Anglais, après quelques instants de consternation et d'affolement, reprennent leur sang-froid et se groupent autour d'un nouveau chef, l'aventurier Crokart. Troisième phase. Ce Crokart, Allemand de nation, était le type du soldat de fortune, un vaillant voleur » dit d'Argentré. D'abord page ou laquais d'un mein herr de Hollande ; son maitre mort, il vint chercher fortune à la guerre de Bretagne et entra dans la bande ou compa¬gnie d'au seigneur anglais qui ne tarda pas à être tué ; les compagnons qui formaient cette bande, charmés de l'audace et de l’impudence de Crokart, le prirent pour chef. Alors il fit de beaux exploits de brigand-routier, surprenant, pillant maisons, bourgs, châteaux, qu'il revendait à gros prix aux propriétaires, si bien qu'il fut bientôt riche de 6o,000 écus sans compter une écurie de vingt ou trente bons coursiers et doubles roncins. Le roi de France voulut - l'acheter, promettant de le faire chevalier, de le marier richement, de lui donner 2,000 livres par an » (100.000 fr, valeur actuelle). Il refusa, préférant pour le plaisir et le profit garder son métier de. « vaillant voleur' ». Bembro, enflé d'arrogance, esprit rêveur et extravagant, avait mis toute sa confiance dans les prophéties de Merlin. Crokart était un autre homme : en s'adressant à sa troupe, il ne se gêne pas pour se moquer du défunt : — Seigneurs, dit-il, vous voyez comme Bembro, qui nous a amenés ici, nous manque juste au moment du danger. Tous ses livres de Merlin « que il a tant aimés, »il n'en a pas tiré deux deniers. Voyez-le, il git goule hée, étendu tout à plat sur ce pré. ». Quant à vous, bons Anglais, je vous en prie, agissez en hommes de cœur. Tenez cous es traitement serrés l'un contre l'autre, et que quiconque vous attaque tombe mort ou blessé. — Tous les Anglais exécutent rapidement cet ordre). Par suite de cette manœuvre, le combat change de face. Jusqu'ici c'était une mêlée, une série de duels et de luttes par petits groupes, sans ordre ni plan. Désormais, c'est un combat régulier. Les vingt-neuf champions anglais étroitement serrés coude à coude, brandissant devant eux leurs longues piques, forment une ligne de bataille impénétrable, contre laquelle les Bretons lancent et redoublent leurs attaques sans pouvoir la briser ; ils n'y gagnent que des blessures. Les Anglais reprennent courage et chantent déjà leur victoire : — Vengeons, vengeons Bembro, notre loyal ami ! Tuons-les tous n'épargnons rien, la journée sera à nous avant le soleil couchant. De son côté le bataillon breton s'est renforcé des trois prisonniers de Bembro, Charnel, Bodegat et Pestivien, qui délivrés par la mort du chef anglais viennent reprendre leur rang dans la troupe de Beaumanoir et se jettent vaillamment sur les Anglais Néanmoins Beaumanoir est plein d'angoisse : — Si nous ne rompons pas leur ligne, dit-il, honte et malheur sur nous ! Cependant les Bretons s'avisent que cette ligne, formant une muraille de fer énergiquement défendue par les piques et les haches des Anglais, si elle est infrangible quand on l'attaque de face, a cependant deux points faibles, très vulnérables, ses deux extrémités. Pendant que Beaumanoir avec quelques-uns des siens continue l'attaque au centre, les autres Bretons se portent sur les deux bouts de la ligne anglaise, que les compagnons de Crokart s'efforcent de défendre avec fureur ; le combat devient là si ardent et si terrible que le cliquetis des armes, les cris de douleur et de fureur des combattants s'entendent à une lieue loin'. Dans cet assaut, la bande de Crokart finit par avoir le dessous ; quatre de ses champions (deux Anglais, un Allemand et le Breton d'Ardaine) sont tués. Les Bretons achètent chèrement ce succès : l'un d'eux Geofroi Poulart, est couché sur le pré « tout dormant o ; presque tous, lardés par les piques anglaises, ont de grandes plaques de sang sur leurs armures et sous leurs pieds la terre est toute rouge de sang Beaumanoir lui-même gravement blessé, et qui fidèle à la loi du Carême a jeûné ce jour-là, mourant de faim, de fatigue et de soif par la perte de son sang, demande à boire et provoque l'héroïque réponse de Du Bois : Bois ion sang, 8caumonoir, ta soif le passera! Réponse qui fait bondir Beaumanoir et le jette plus ardent que jamais suries Anglais. Quatrième phase Crokart, voyant le défaut de sa première manœuvre, la rectifie, la complète ; il ordonne aux deux extrémités de sa ligne de bataille de se réunir en se recourbant l'une vers l'autre, toujours faisant face à l'ennemi, de façon à former ce qu'on appelait alors un hérisson ou moncel, c'est-à-dire un bataillon carré, véritable tour vivante dont les murs, faits de combattants soudés ensemble, sont hérissés de haches, de piques, de faucharts, etc. Ce que le poème des Trente exprime très bien quand il dit : Là furent les Englois freux en un montai... Tous sont en un moncel, com si fussent liés : Homme n'entre sur eulx ne soit mort ou bleciés . Les Bretons se lancent intrépidement sur ce moncel, ils n'y gagnent que des horions. Les Anglais se défendent avec une énergie farouche : Cil combatoit d'un mail' qui pesait bien le marc De cent livres . Cil qu'il atteint à coup dessus son hasterel Jamais ne mangera de miche ne de gastel. Un autre ....combattait d'un fauchart Qui tailloit d'un costé, crochu fut d'autre part. Devant fut amouré trop plus que n'est un dart Cil qu'il atteint, à coup rame du corps lui part. En lace de ce bloc terrible sur lequel on ne pouvait mordre, mais qui mordait et navrait ceux qui l'attaquaient ou l'approchaient de trop près, Jean de Beaumanoir était consterné : Moult grant deul a de voir devant lui tel jouel. Geofroi du Bois s'efforce de rassurer le chef et de relever son espoir : — Pourquoi donc désespérer, noble sire N'avez-vous pas encore avec vous tous vos chevaliers, Charnel, La Marche, Arrel, Tinténiac le preux, Raguenel, Rochefort, Geofroi de la Roche [il eût dû aussi se nommer lui-même]. Tous sont prêts à combattre avec autant de force et de vaillance que des jeunes gens ; ils sont bien capables de venir à bout des Anglais. Beaumanoir demeure fort anxieux. Car si l'on ne parvient pas à enfoncer le bataillon carré de Crokart, il est aisé de prévoir ce qui va arriver. Les Bretons vont s'acharner dans cette lutte et, exaspérés, s'exposer de plus en plus aux coups des Anglais ; les plus braves d'entre eux finiront par être tués ou mis hors de combat, leur bataillon décimé, démoralisé, très affaibli. Alors les Anglais, qui tassés dans leur moncel comme dans une forteresse, sont beaucoup moins exposés aux coups et se fatiguent bien moins que les Bretons, les Anglais voyant leurs adversaires découragés, abattus, réduits de moitié, fondront sur eux tout à coup et les mettront en déroute. Beaumanoir envisageait d'un œil morne cette triste perspective, quand il voit à l'improviste un de ses compagnons quitter le combat et encore un des plus braves, Guillaume de Montauban ! Le chef lui crie indigné : — « Amy Guillaume, qu'est-ce que vous pensez, Comme faux et mauvais courant vous en allez ! A vous et à vos hoirs vous sera reprouchiez. » —Quand Guillaume l'entend, un ris en a jetté. Il ne se contente pas de rire ce fuyard Guillaume, il répond : Besoingnez, Beaumanoir, franc chevalier membrez Car bien besoingnerai, ce sont tous mes pensés, Ainsi parlant, il saute sur le dos de son cheval, le presse de l'éperon avec tant de vigueur Que le sanc tout vermeil en chaït sur le pré', et le précipite sur le terrible rempart des piques anglaises, pendant que lui-même frappe sur les Anglais à grands coups de lance. Manœuvre des plus téméraires, dans laquelle, si on l'eût tentée au commencement de la bataille contre des adversaires en possession de toutes leurs forces, cheval et cavalier auraient infailliblement péri, percés et transpercés. Contre des ennemis affaiblis par la fatigue d'une longue et terrible lutte, c'était encore un coup de folle bravoure, qui avait une chance sur cent de réussir. Il réussit. Montauban et son vaillant coursier, traversant une première fois le bataillon anglais, renversent sept ennemis, puis revenant sur leur pas et traçant dans cette masse un second sillon, ils en écrasent trois autres. En même temps tous les Bretons se précipitent dans la trouée et se jettent sur leurs adversaires. Sous ce choc quatre ou cinq de ces derniers sont encore tués. Knolles et Calverly qui s'obstinent à résister ont la mort sur la tête ; enfin ils se résignent à se rendre. On ne parle point de Crokart ; il dut se rendre aussi, car il ne mourut que plus tard, assez piteusement ; un de ses trente doubles roncins le jeta dans un fossé et lui cassa le cou. Quant aux autres champions anglais, à commencer par les plus huppés, messire Jean Plesanton, Ridèle le Gaillard, Relcoq son frère, Rippefort leVaillant, Richard dIslande le Fier, sans oublier Micheton Clamaban et son fauchart, Thomas Belifort et sa masse d'armes de cent livres, tous malgré leurs fanfaronades s'avouèrent vaincus, demandèrent quartier et suivirent en prisonniers leurs vainqueurs, quand ceux-ci rentrèrent triomphalement, le soir, à Josselin. Les Bretons dans cette journée ne perdirent, semble-t-il, que trois des leurs : le chevalier Jean Rousselet, les écuyers Geofroi Mellon (ou ;Keaton) et Geofroi Poulart. Du côté des Anglais il y aurait eu, selon Froissart, une douzaine de morts. Des survivants de l'un et de l'autre parti, pas un qui ne fût couvert de blessures, beaucoup navrés de plaies énormes. Une quinzaine d'années plus tard. Froissart vit un des trente Bretons de Mi-Voie, Even Chanel, à la table du roi de France Charles V : « il avait, dit-il, le viaire si détaillé et si découpé (le visage si tailladé et si déchiqueté) qu'il monstroit que la besogne fut bien combatue... Et pour ce qu'il avoit esté l'un des Trente, on l'honorait sur tous les autres'. » Froissart, en effet, écho fidèle de l'opinion de ses contemporains, ne ménage pas son admiration à la grande lutte de Mi-Voie : c'est ê ses yeux « un moult haut, un moult merveilleux fait d’armes, qu'on ne doit mie oublier, mès le doit-on mettre avant, « pour tous bacheliers encoragier et exemplier » Telle fut la bataille des Trente. Au milieu des défaites de la France, entre le désastre de Créci (I346), et celui de Poitiers (I356) cet exploit merveilleux éclate comme dans un ciel noir d'orages un coup de soleil vainqueur. Il illumine le nom breton d'une auréole de gloire que cinq siècles n'ont point ternie Aujourd'hui encore, quand devant la pyramide de Mi- Voie un régiment passe, les clairons sonnent, les tambours battent, le drapeau s'incline, officiers et soldats présentent les armes. Tous saluent ce sol sacré, qui a bu le sang des héros - qui a porté la lutte sublime, terrible, des Trente immortels champions de l'humanité et de la justice, de l'honneur militaire et national de la Bretagne et de la France. Le peuple des campagnes bretonnes n'a point oublié non plus ceux qui versèrent là pour sa défense le plus pur de leur sang. Vers l'an I84o, un aveugle nommé Guillarm Ar Foll, de Plounevez-Quintin paroisse bretonnante de la haute Cornouaille , psalmodiait une vieille chanson bretonne dite Stourm an Tregont- La Bataille dés Trente). M. de la Villemarqué passant par-là d'aventure la recueillit et en fit quelques années après, l'un des ornements de son beau recueil de poésies bretonnes, le Barzas-Breiz. En voici quelques couplets. D'abord, la prière des trente Bretons au patron des guerriers de la Bretagne, saint Cado : Seigneur saint Cado, notre patron, donnez-nous force et courage, afin qu'aujourd'hui nous vainquions les ennemis de la Bretagne. " Si nous revenons du combat, nous vous ferons don d'une ceinture et d'une cotte d'or, d'une épée ct d'un manteau bleu comme le ciel. " Et chacun dira en vous regardant, ô seigneur saint Cado béni: Au paradis, comme sur terre, saint Cado n'a pas son pareil ! En quelques traits énergiques, voici la bataille : · Depuis le petit point du jour ils combattirent jusqu'à midi ; depuis midi jusqu'à la nuit ils combattirent les Anglais. Les coups tombaient aussi rapides que les marteaux sur les enclumes;·aussi gonflé coulait le sang que le ruisseau après l'ondée ; Aussi déchiquetées étaient les armures que les haillons des mendiants; aussi sauvages les cris des chevaliers dans la mêlée que la voix de la grande mer ... Enfin, le glorieux triomphe, où reparaît saint Cado Il n'eût pas été l’ami des Bretons, celui qui n'eût point applaudi dans la ville de Josselin, en voyant revenir les nôtres vainqueurs, des fleurs de genêts à leurs casques. Il n'eût pas été l'ami des Bretons, ni des saints de Bretagne non plus, celui qui n'eût pas béni saint Cado, patron des guerriers du pays; Celui qui n'eût point admiré, point applaudi, point chanté : Au paradis comme sur terre, saint Cado n'a point son pareil ! ARTHUR DE LA BORDERIE,